Magazine
Le monde va se diviser en deux: ceux qui ont lu le fabuleux bouquin de Dennis Lehane, sommet de noirceur brutale et mélancolique, et les autres. Forcément, l’approche n’est pas la même, les premiers assisteront à une mise en image merveilleusement orchestrée par le maestro Scorcese- qui s’amuse comme un fou avec une ironie à peine dissimulée (et une tendance constante à accentuer le ridicule du drame, et le drame du ridicule); les autres seront happés par l’intrigue, l’enquête en elle-même et l’intense crescendo de l’œuvre, à la fois visuel et psychologique. Double lecture donc pour un film lui-même à double lecture, hommage aux œuvres fifities et tragédie en plusieurs temps au cœur de la folie et de ses conceptions, Shutter Island confirme la maîtrise de Scorcese, lorsqu’il s’agit de se réapproprier ce qui ne lui appartient pas. Très proche de l’ambiance des Nerfs à vif, le cinéaste excelle lorsqu’il prend de la distance avec le livre, imposant une ambiance boursouflée suspecte composée de musiques outrancières et des jeux hallucinés de comédiens hallucinants (le dieu Di Caprio en tête, définitivement LE meilleur acteur de sa génération). Sans faiblir et sous tension, le film reprend en tous points le meilleur des réflexions du bouquin: la culpabilité rongeuse d’âmes, le mensonge comme refuge, le remords et le déni en faux-frères impitoyables, et touche au sublime lors de deux séquences oniriques (le premier rêve et le flashback final), à la beauté surréaliste. A l’exception d’un rajout final, (avec une explicitation inopportune et une volonté d’ambigüité absolument inutile), ce mot de trop qui vient comme un cheveu sur la soupe, c’est- tant du point de vue de la forme que du respect pour l’œuvre littéraire- un quasi sans faute pour Scorcese, aussi à l’aise chez les ripoux que chez les fous.