(lycée Carrel 11 mars 2010)
Chaque année depuis cinq ans, j'interviens dans un même collège, sur le thème large de la littérature mémorielle. L'enseignante avec laquelle je construis cette intervention me
laisse le champ libre, connaissant mon incapacité à être dans un cadre normé. Je me laisse guider par ce lien magnifique et mystérieux qui se tisse en quelques minutes avec ces jeunes
élèves . Elles ne savent rien, ou si peu, de moi et je ne connais d'elles que leurs rudesse parfois à appréhender le monde qui s'offre à elles. Il nous faut cependant parcourir
ensemble ces deux heures qui nous sont offertes, chacune d'un côté d'une passerelle fragile, faite de leurs interrogations légitimes sur ce que je veux leur offrir et de ma crainte de
passer à côté de ce rendez-vous entre elles et moi. Jeudi dernier, j'avais bâti le premier lien de mon intervention sur le film "La Rafle", ouvrant ainsi un espace dont je ne soupçonnais pas à
quel point il allait nous bouleverser.
Je n'ai cessé, depuis la disparition de mon père en 2002, puis la parution de mon roman " Je n'irai plus à Cracovie murmurer ton nom", d'affirmer que j'avais rempli mon devoir envers les
miens. Je ne voulais plus de cette identité par procuration, ni me définir comme une "fille de déporté", pensant laisser ainsi sa pleine légitimité à une autre identité encore en gestation.
Mais devant ces élèves, je me suis entendue raconter une histoire, celle de mon père évidemment, qui, lors de la rafle du Vel d'Hiv, était déjà interné à Drancy, d'où il allait finalement être
déporté en août 1942 pour Auschwitz. Puis, bien évidemment, nous avons pu échanger largement sur ce qui est le sujet majeur de ces interventions, ce qui conduit à de telles exactions, à
l'extermination d'un peuple tout entier, pour fait identitaire, religieux ou autre. Ce qui a permis à certaines élèves de parler de leurs histoires familiales, des histoires d'errance, de
déracinement, d'abandon de leur culture originelle parfois, par méconnaisssance de sa richesse. Se ré-approprier cette histoire, la légitimer en acceptant de la nommer devant d'autres, sans
crainte d'un jugement, si ces temps de partage avec ces jeunes gens ne devaient servir qu'à celà, déjà, ce serait pour moi un réel bonheur.
Et cela m'amène à me dire que nous ne pouvons fonctionner longtemps en nous coupant d'une partie de nous-mêmes. Que notre passé, historique, familial, professionnel, ait provoqué des failles, des
lignes de brisure ineffaçables, il n'en demeure pas moins que ces événements traumatiques sont part constituante de notre identité. Et que nous devons non pas les repousser dans un recoin caché
de notre mémoire mais pacifier cet espace-là, cesser d'être dans l'évitement pour réconcilier ce qui peut l'être, de crainte que ces zones de repli ne viennent un jour envahir tout l'espace de
notre vie, à force d'avoir été refoulées
Je peux affirmer que la vie est belle et bonne à vivre, je l'ai vu dans les yeux de ces jeunes filles jeudi dernier. Sans angélisme. En pleine conscience d'une réalité dans sa quotidienne trame.
Juste parce que l'on a décidé que le malheur ne passerait plus par nous.
Entre mémoire et oubli, faire le choix de la
vie....