Lorqu’on étudie la société française actuelle dans les débats télévisés, il est amusant de constater combien les journalistes et l’opinion publique ont tendance à oublier que la France s’est ouverte au « métissage » bien avant le colonialisme du XIXe et XXe siècle. On met en avant les exploits sportifs de l’équipe nationale de football, multi-ethnique, alors que sur le plan culturel la Guadeloupe a offert à la France un personnage assez extraordinaire, qui a profondément marqué son époque : le chevalier Joseph Bologne de Saint-George.
Une jeunesse atypique
Natif de la Guadeloupe (1745?), le père de Joseph était semble-t-il un noble, Georges de Bologne de Saint George, qui aurait eu une aventure avec une esclave. En 1758, Georges décide d’enmener son fils en France, pour qu’il reçoive l’éducation d’un aristocrate… Il n’a que huit ans ! L’enfant grandit dans un pensionnat où il va apprendre comme les autres gentilshommes le maniement du fleuret. Son adresse sera telle qu’on dit de lui à quinze ans qu’il est « l’homme le plus qualifié dans le don des armes » ! Dès lors, Joseph accomplit une brillante carrière de militaire puisqu’on le retrouve comme écuyer en 1763, « conseiller du roi ». Comment un esclave pouvait-il devenir chevalier sous Louis XVI ? En fait, juridiquement Joseph n’était pas vraiment un esclave mais plutôt un « affranchi », il disposait donc en théorie des mêmes droits qu’un homme libre même si sa mère était de condition servile… C’est ce relatif assouplissement de la loi (le « Code Noir ») qui lui permet de devenir commandant d’un régiment de cavalerie légère !
Un homme d’action
Les historiens ne possèdent aucune certitude sur la possible participation de Joseph à la Guerre d’indépendance des Etats-Unis d’Amérique. Plus tard, lors de la Révolution française, on sait que le chevalier reste fidèle à la royauté puisqu’il s’exile comme bon nombre de nobles en Angleterre. Mais avant la fin de la Révolution, il revient en France comme capitaine de la Garde Nationale, ce qui était bien évidemment un grand honneur. En 1792 est créée la « Légion Franche des Américains et du Midi », qui allait rapidement devenir la « Légion de Saint-George », une unité d’élite composée en partie de français de couleur (et dissoute seulement en…1995), autrement dit des métis. Joseph Bologne s’illustre en allant se battre contre les Autrichiens vers 1793, au moment où la France révolutionnaire est en guerre contre l’Europe monarchiste. Sous les ordres du chevalier, on trouve un jeune homme, un certain Alexandre Dumas, qui deviendra plus tard général, et dont le fils écrira les célèbres « Trois Mousquetaires » ! La carrière militaire du chevalier sera néanmoins compromise lorsqu’il sera suspecté d’aider les royalistes. Incarcéré sous la Terreur, il échappe néanmoins à la guillotine, puis finit par être libéré après avoir purgé un an de prison.
Un artiste d’exception
Fait remarquable, Saint-George mène en même temps que son métier des armes une carrière artistique de premier plan. Il est le fondateur du « Concert des Amateurs », mais est surtout un artiste complet, puisqu’il est violoniste, compositeur de sonates, de symphonies concertantes pour duo d’archets, de concertos, d’ariettes… Un véritable « homme des Lumières », ouvert aux autres artistes, comme on le constate avec Michel-Pau Guy de Chabanon, un lettré qui joue du violon dans l’orchestre du chevalier. Saint-George est l’auteur d’une comédie, « Ernestine », ainsi que d’une romance chantée, « L’autre jour sous l’ombrage », des oeuvres qui connaîtront du vivant du compositeur un grand succès, fait rare pour un artiste de cette époque ! Saint-George sera plus tard évincé de la direction de l’Académie Royale de musique sans que nous puissions déterminer si ce fut un acte raciste, ou bien la conséquence d’une manipulation politique.
De la gloire au mythe
Lorsque Saint-George meurt en 1799, on assiste véritablement à la naissance d’une légende, qui se confond avec l’Histoire elle-même. Ainsi contrairement à ce qui véhicule le mythe romantique, le chevalier de Saint-George n’est pas mort dans l’anonymat puisque les journaux d’époque lui auraient rendu hommage. On raconte que Napoléon aurait fait brûlé ses oeuvres, mais peu-à-peu des partitions sont retrouvées, encore de nos jours. La vie de ce chevalier est source d’exagération : résistant contre six hommes lors d’une tentative d’assassinat au fleuret, certains écrivains lui prêtent même une aventure avec Marie-Antoinette à qui il aurait donné des cours de clavecin !
Enfin comment ne pas voir l’influence de ce destin hors-du-commun dans la rédaction des « Trois Mousquetaires »…
Mais au-delà des ces aventures romanesques, on ne peut pas mettre en doute le réel talent d’épéiste du chevalier, puisqu’encore aujourd’hui le nom du célèbre bretteur est cité dans les manuels d’escrime…
La vie Joseph Bologne de Saint George est hors-du-commun car c’est son génie, au fleuret ou à l’archet, qui l’a conduit à connaître une ascension sociale fulgurante. Bien avant que Nice ou la Corse ne deviennent des territoires français, un noir allait donner, c’est le cas de le dire, ses lettres de noblesse à la Guadeloupe.
Aujourd’hui l’histoire de Saint-George se conjugue avec sa légende, c’est le prix à payer pour avoir connu un destin extraordinaire.