"Je twisterais les mots" - Jean Ferrat

Publié le 13 mars 2010 par Petistspavs

"L'ombre s'est faite humaine, aujourd'hui c'est l'été
Je twisterais les mots s'il fallait les twister
Pour qu'un jour les enfants sachent qui vous étiez
"


Jean Ferrat-Tenenbaum (1930-2010)

Ce sera donc un monde sans Jean Ferrat.
Contrairement à ce que les vautours sont en train de croasser sur sa dépouille, je pense à Pascal Nègre ou Michel Drucker, Jean Ferrat n'était ni Ferré, ni Brassens. Naturellement modeste, Ferrat était moins indispensable sans doute, d'ailleurs, il avait cessé de chanter, d'écrire depuis longtemps et nous manquait-il réellement, au jour le jour ?. Et il avait abandonné très tôt la scène, pour laquelle il était, il faut bien l'admettre, peu doué.
Pourtant, cet homme a fait l'objet, dans ce qu'il est convenu d'appeler "les classes populaires" (prononcer de préférence avec mépris) d'une quasi dévotion.
Alors, ces jours-ci, disons jusqu'aux obsèques, on va entendre partout ses chansons, comme celles de Tino Rossi il y a trente ans, et puis on passera à autre chose, on retournera vers des médiocrités.
Puisqu'on nous passera en boucle Nuit et brouillard, puisqu'on nous dira à longueur d'antenne que ce petit juif immigré a bien mérité de la France, nous rappellera-t-on que cette chanson, Ma France, avait été interdite d'antenne sur les ondes et les écrans du service public ? Nous dira-t-on que, sans être interdite, Nuit et brouillard était "déconseillée" d'antenne, sur le même service public, par cette droite gaulliste dont les héritiers vont nous expliquer aujourd'hui à quel point cette parole libre nous manque.
Toute parole libre en allée nous manque.
De Nuit et brouillard, voici l'enregistrement de 1963 et le texte. Je mets en italique ces paroles qui m'ont toujours troublé : "je twisterais les mots s'il fallait les twister etc.". Je ne partage pas cette idée que le fond, seul, compte. Je ne crois pas que la parole juste doive être travestie dans le langage majoritaire pour être entendue. Je pense toujours qu'"un travelling est affaire de morale" et que les messages les plus forts sont écrasés par la forme la plus basse. C'est pourquoi je n'ai pas accepté Welcome et je rejette avec force La rafle.
Mais je respecte profondément la parole du poète qui s'élevait dans une indifférence pateline, dans une période où chanter certaines choses était un acte de résistance.
Jean Ferrat, dont la voix était depuis longtemps assourdie, me manque.

J'entends justement à la radio Juliette Gréco chanter que "longtemps, longtemps après que les poètes ont disparu, leurs chansons courent encore dans les rues..."

Ils étaient vingt et cent, ils étaient des milliers
Nus et maigres, tremblants, dans ces wagons plombés
Qui déchiraient la nuit de leurs ongles battants
Ils étaient des milliers, ils étaient vingt et cent

Ils se croyaient des hommes, n'étaient plus que des nombres
Depuis longtemps leurs dés avaient été jetés
Dès que la main retombe il ne reste qu'une ombre
Ils ne devaient jamais plus revoir un été

La fuite monotone et sans hâte du temps
Survivre encore un jour, une heure, obstinément
Combien de tours de roues, d'arrêts et de départs
Qui n'en finissent pas de distiller l'espoir

Ils s'appelaient Jean-Pierre, Natacha ou Samuel
Certains priaient Jésus, Jéhovah ou Vichnou
D'autres ne priaient pas, mais qu'importe le ciel
Ils voulaient simplement ne plus vivre à genoux

Ils n'arrivaient pas tous à la fin du voyage
Ceux qui sont revenus peuvent-ils être heureux
Ils essaient d'oublier, étonnés qu'à leur âge
Les veines de leurs bras soient devenues si bleues

Les Allemands guettaient du haut des miradors
La lune se taisait comme vous vous taisiez
En regardant au loin, en regardant dehors
Votre chair était tendre à leurs chiens policiers

On me dit à présent que ces mots n'ont plus cours
Qu'il vaut mieux ne chanter que des chansons d'amour
Que le sang sèche vite en entrant dans l'histoire
Et qu'il ne sert à rien de prendre une guitare

Mais qui donc est de taille à pouvoir m'arrêter ?
L'ombre s'est faite humaine, aujourd'hui c'est l'été
Je twisterais les mots s'il fallait les twister
Pour qu'un jour les enfants sachent qui vous étiez

Vous étiez vingt et cent, vous étiez des milliers
Nus et maigres, tremblants, dans ces wagons plombés
Qui déchiriez la nuit de vos ongles battants
Vous étiez des milliers, vous étiez vingt et cent

Jean Ferrat