Comme son nom l’indique, Trois femmes puissantes raconte les histoires, si éloignées l’une de l’autre et qui pourtant se croisent par d’infimes détails que lecteur prendra plaisir à découvrir, de trois femmes « qui disent non », écrit l’éditeur. Elles s’appellent Norah, Fanta et Khady et, si elles sont « puissantes », c’est avant tout par leur attitude résolue plus que volontaire face à la vie : campées dans leurs existences respectives, alors que le monde bouge, s’effondre parfois, elles apparaissent comme des rocs immuables que les aléas de la vie et les gestes de leur entourage peinent à effriter. Mais commençons par les présenter.
Norah. C’est peut-être la « femme puissante » qui ressemble le plus à Marie Ndiaye. Après avoir passé une partie de son enfance au Sénégal, Norah a suivi sa mère en France, où elle a grandi et réussi – elle est devenue avocate, mère d’une petite fille et concubine d’un drôle d’Allemand. A 40 ans, voilà que son père, resté à Dakar et avec qui elle n’a guère plus de liens, lui demande de venir sans lui en préciser le pourquoi. Elle comprendra plus tard qu’il s’agit de faire libérer son frère, Sony, de la prison de Reubeuss où il croupit pour des raisons qu’il lui faudra démêler… Norah est peut-être aussi la plus fragile de ces « femmes puissantes ». Sûre d’elle-même à son arrivée, pleine de certitudes quant à la manière de mener sa vie et celle des autres, elle devra petit à petit, confrontée à l’ombre terrible du père et à ses angoisses finalement révélées, revoir ses jugements, laisser le doute s’insinuer en elle, accepter de ne pas tout contrôler.
Fanta. Fanta n’est une « femme puissante » que par son omniprésence figée, fichée dans l’esprit de son compagnon, Rudy Descas. D’ailleurs, à aucun moment elle n’apparaît en tant que personnage en chair et en os dans le roman. Marie Ndiaye se concentre plutôt sur le tourmenté Rudy, vendeur de cuisines dans la campagne girondine. Lui et Fanta se sont connus dans un collège de Dakar où ils étaient professeurs. Un incident les a poussés à venir s’installer en France, pour le meilleur et pour le pire… Depuis, Fanta attend dans leur pavillon que leur fils rentre de l’école, tandis que Rudy culpabilise, se morfond, ressasse l’histoire familiale qui les a emmenés ici et se résigne, malgré lui, à cette vie qu’ils n’ont pas vraiment choisie.
Khady. « Khady Demba », ce nom, c’est sa force, c’est tout ce qu’elle a. Pas de famille : ses parents l’ont fait élever par sa grand-mère, morte depuis longtemps. Pas de mari : son homme est mort après trois ans de mariage. Pas de travail : après la mort de son mari, le propriétaire de la buvette où ils travaillaient l’a mise à la porte pour y installer un autre couple. Pas d’enfant : son mari est mort avant d’avoir pu lui en donner un, elle en avait pourtant tellement envie. Désormais, Khady vit une existence effacée chez ses beaux-parents, où elle participe aux tâches de la maisonnée, un point c’est tout. Jusqu’au jour où ceux-ci décident de l’envoyer en France, chez une cousine : ce sera une bouche de moins à nourrir et peut-être pourra-t-elle envoyer de l’argent ? Toujours passive, Khady accepte le destin que d’autres tracent pour elle, « Khady Demba ». Mais, une nuit, à peine embarquée dans une pirogue bondée, elle prend sa vie en main pour la première fois, et saute à terre…
Marie Ndiaye prend son temps pour nous décrire les états d’âmes qui agitent ces personnages. Des phrases longues, léchées, qui nous plongent dans l’esprit de Norah, Rudy et Khady, au gré du cheminement de leurs pensées, des tâtonnements de leurs jugements, des atermoiements de leurs tourments. La comparaison est peut-être osée mais, personnellement, cette écriture m'a rappelé Julien Gracq. Avec une touche surnaturelle en plus, que l'on trouve par ailleurs dans d'autres œuvres de Marie Ndiaye (en l'occurrence, je pense aux fantômes d'Un temps de saison, 1994).
Au bout du compte, l’on se rend compte que c’est le thème de l’incommunicabilité qui est au cœur de ce roman avare de dialogues, et que les « trois femmes puissantes » de Marie Ndiaye ne sont fortes que parce qu’enfermées dans leur for intérieur. C’est finalement aussi leur faiblesse. Norah n’arrive pas à parler avec ses proches et à se réconcilier avec sa propre histoire ; Fanta ne sait pas libérer, décomplexer l’amour que Rudy lui porte ; Khady, ignorée des autres, les ignore en fait tout autant, focalisée qu’elle est sur elle-même, « Khady Demba ».
Trois femmes puissantes
de Marie Ndiaye
Gallimard, 2009
317 p., 19 euros
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