Je dois dire qu’en écrivant ces mots j’ai eu l’impression de m’attaquer à une montagne : vous donner mon avis sur "Shutter Island" de Martin Scorsese sans vous en dire trop. Cela fait des jours que je repousse l’échéance mais il fallait bien que je le lance.
Dennis Lehane est un romancier dont la côte ne cesse de grimper outre atlantique. Deux de ses romans ont déjà donné lieu à de brillantes transpositions sur grand écran.
"Mystic River" de Clint Eastwood a été unanimement salué par la critique et le public alors que "Gone baby Gone" a laissé entrevoir le talent plus que prometteur de Ben Affleck derrière la caméra.
Avec "Shutter Island" nous prenons le large et laissons derrière nous la vénérable cité de Boston, chère au cœur du romancier américano-irlandais, pour nous rendre au beau milieu d’un univers pour le moins glauque qui baigne dans un écrin d’une ouate envahissante.
"Shutter Island" est un film surprenant, intense, entier. C’est un long métrage qui à mon sens s’aime ou se déteste. On ne peut pas transiger ni tolérer la demie mesure.
Le dernier né de Martin Scorsese est une œuvre originale.
La bande annonce pouvait nous donner l’impression que le film se résumerait à une banale enquête policière mais il n’en ait rien. Très rapidement le spectateur se rend compte que "Shutter Island" est un thriller paranoïaque où le héros semble entraîné dans les méandres de sa propre folie.
Le long métrage se présente comme un ensemble où la vérité et le mensonge sont mélangés de la première à le dernière seconde. Chaque séquence se lit à plusieurs niveaux. La subjectivité du héros, l’enchaînement des circonstances et des événements, le regard du spectateur, omniscient par moments, aveugle à d’autres s’empilent comme des strates successives. Le public est assailli par un doute permanent.
L’art du metteur en scène est de nous déboussoler avec quelques séquences opportunément choisies. Tel un rat cherchant un morceau de fromage dans un immense labyrinthe, le spectateur erre dans un dédale de couloirs obscurs et étroits à l'affût d’indices et de choses concrètes, réelles.
Scorsese sème ici ou là des pièces d’un puzzle diablement compliqué à réaliser. Nous ne sommes pas dans un roman policier où le détective déclare avec solennité dans le chapitre final : "ceci est la vérité".
"Shutter Island" nous jette à la face des mensonges, des vérités, des bribes de délire, des faux semblants. Bien difficile de tracer une ligne parfaite entre véracité et mensonge.
La seule certitude que l’on a l’esprit est la volonté de vouloir revoir ce film pour aplanir, mettre en perspective un élément, une parole, un sentiment, l'importance d'un vêtement ou d'un objet. Quand les lumières de la salle de projection se sont rallumées, telle a été ma première pensée. La mécanique et le canevas mis en place par Scorsese sont diaboliques.
J’ai eu le temps de parcourir les forums de discussions consacrés au long métrage et c’est véritablement la première fois que je vois autant d’explications avancées, d’arguments, de propositions de solutions énoncées à propos d’une œuvre de ce calibre. Comme n’importe quel spectateur j’ai mon avis et ma vision de "Shutter Island" mais là j’ai l’impression que nous allons plus loin. Chaque individu a sa propre salle de montage mentale et se refait SON "Shutter Island" personnel.
Martin Scorsese dissémine une multitude d’informations, illustrées par des procédés techniques, et laisse son public se faire sa propre opinion. A la limite son meilleur conseil, implicitement sous entendu, est d’opérer un retour aux sources. Le roman de Dennis Lehane est à coup sûr la seule parcelle de vérité disponible, si cette vérité existe justement (et véritablement).
Le film aborde la folie de manière peu conventionnelle. Nous sommes plus dans la suggestion que dans la démonstration. Au début l’histoire semble claire et la solution limpide mais progressivement le sol paraît se dérober sous nos pieds. A mesure que la narration avance un fort sentiment de malaise nous envahit. La paranoïa est pour le moins contagieuse. La bulle de certitudes et de références vole en éclats.
Le trait de génie de Scorsese est de faire des choix décisifs et opportuns assez vite. Le contenu policier, l’enquête proprement dit est relégué au second plan voire carrément envoyé ad patres sans autre forme de procès. Le réalisateur américain s’intéresse plus au parcours intérieur de ses protagonistes, à l’aspect psychologique des connexions entre les personnages qu’aux faits bruts qui n’illustrent plus qu’autre chose.
Le long métrage nous réserve un nombre assez incroyable de face à face prenants et éprouvants pour les nerfs. La qualité des dialogues et leur pertinence sont l’un des nombreux centres d’intérêt du film. Des échanges parfois longs mais essentiels et indispensables.
Les êtres apparaissent dans leurs incertitudes et leurs contradictions. Un vrai régal.
Certaines sentences, affûtées comme des silex tranchent dans le vif. Des passages où la brillante mise en scène de Scorsese transpire. Des moments qui ont une dramaturgie particulière, un tempo soutenu.
Scorsese utilise des flash back hallucinatoires pour achever de nous déstabiliser. Parfaitement intégrés au récit, ces séquences hautement stylisées (couleurs, formes, lumières) et techniquement irréprochables donnent l’impression que le temps s’arrête. Les plongées dans le passé du héros prennent la forme de rêves extrêmement perturbants.
"Shutter Island" baigne dans une atmosphère étrange. Et le mot est faible. Scorsese donne au cadre une importance capitale. Cette île dans le brouillard, puis ravagée par une tempête d’une densité incroyable, est à la fois un havre de paix quand les éléments se déchaînement mais aussi une prison, un terminus où une société dissimule ses pires criminels.
La tempête qui se déchaîne se fait aussi l’écho des émotions intenses qui agitent le personnage principal. Le cataclysme climatique est à l’unisson d’un équilibre mental chancelant. Au bout d’une heure le film bascule et un retour en arrière s’avère décidemment impossible.
Leonardo DiCaprio est phénoménal. Son jeu est plein de force puis de faiblesse. L’assurance de son personnage fond comme neige au soleil. Sa descente en enfer est pour le moins réussie. L’acteur américain excelle dans le contraste et l’équivoque.
Mark Ruffalo donne sa pleine mesure dans la modération. Son personnage est forcément en retrait.
Ben Kingsley est comme d’habitude à son avantage. Si je devrais prendre une image je dirais qu’il est une comme une sorte de diapason servant à accorder le jeu des autres comédiens. Impeccable.
Max Von Sydow déploie sa grande carcasse pour notre plus grand plaisir avec une interprétation stylée dont l’acteur suédois a le secret.
Michelle Williams, Emily Mortimer, Patricia Clarckson, Jackie Earle Haley, Ted Levine, Elias Koteas et John Carroll Lynch complètent à merveille ce formidable casting. Scorsese a toujours su choisir l’acteur ou l’actrice pour tel ou tel rôle. Dans "Shutter Island" cette constante est plus qu’éclatante. Chaque personnage est parfaitement intégré à un ensemble d’une prodigieuse densité.
Martin Scorsese réalise un coup de maître. Lui qui a examiné la Mafia sous toutes les coutures sort grandi de cet exercice de style si particulier. Son film pose des questions, quel traitement doit par exemple réserver à la folie ? (L’approche thérapeutique douce ou l’utilisation d’électrochocs) et n’a pas vocation de nous livrer une solution clé en mains.
Je pense qu’avec ce long métrage nous pouvons mettre à distance les notions de raison et de logique tant le metteur en scène se plait à nous perdre en route. Mais paradoxalement Scorsese plante des morceaux de vérité, oui mais quelle vérité, tout au long du film.
A nous d’ouvrir les yeux.