Les recettes de l’oncle Chambolle.
Quand il annonça à Scipion l’Américain le nom du bateau sur lequel il allait embarquer, le vieux ne put retenir un sursaut d’orgueil. Les journaux étaient pleins d’articles vantant les qualités de ce géant des océans, le plus grand, le plus rapide et le plus luxueux que les hommes aient jamais construit. Quant à Madame Labourdette mère, elle avait lu que ce navire était insubmersible et cette qualité valait pour elle, toutes les autres.
Etendu sur sa couchette, dans la cabine qu’il partageait avec le sommelier du bâtiment, Scipion souriait de satisfaction. Rien de ce qu’on avait écrit sur le bateau n’était exagéré. Même les cuisines qu’il venait de visiter étaient équipées d’un matériel que beaucoup des plus luxueux palaces de la terre ferme auraient pu lui envier. Les chambres froides et les réserves étaient pleines à craquer de produits que, pour cette traversée inaugurale, les armateurs avaient voulus de première qualité. Le voyage s’annonçait donc sous les meilleurs auspices. Les jours qui suivirent confirmèrent ce pronostic. Le Chef, ayant reconnu en Scipion un véritable artiste, lui avait confié la délicate partie des poissons et des crustacés. Le jeune homme y donnait presque toute la mesure de son talent. Presque car, l’écrasante majorité des passagers des premières, pour lesquels officiait le Marseillais, étant anglo-saxons, l’ail était banni des préparations servies à leurs tables.
Au bout de quelques jours, cet ostracisme finit par peser sur le cœur et les papilles de Scipion. En effet, par une espèce de mimétisme, le communard qui, comme tout le monde devrait le savoir, est le cuisinier des cuisiniers, nourrissait la brigade de plats robustes et sains qui eussent été parfaits s’il avait bien voulu teinter certains d’entre eux d’une joyeuse et bienfaisante pointe d’ail. Mais ce Normand mélancolique qui dispensait l’échalote avec parcimonie et lésinait sur l’oignon, se refusait à relever ses sauces d’un atome d’ail que, pour faire anglais, il nommait garic. Personne, hélas, ne lui avait enseigné que ce patriarche des condiments, est si bon pour la santé du corps et de l’esprit que, comme Hérodote nous l’apprend, on en donnait une gousse chaque matin aux bâtisseurs de la grande pyramide et, comme le récite Homère, le sage Ulysse l’utilisa pour vaincre Circé, la sorcière.
On sait que rien comme le manque n’excite le désir. Privé d’un de ses ingrédients favoris, Scipion en devint obsédé. Bientôt il n’y tint plus. Il lui fallait retrouver la saveur de cette plante unique dont les vieux talmudistes affirment qu’il échauffe le corps et protége contre la peste. Ayant réfléchi au moyen de contenter son envie, il s’en ouvrit à son compagnon de cabine, provençal comme lui et comme lui lassé de la fadeur anglo-normande. Il s’agissait de préparer à leur usage et à celui de quelques-uns de leurs compatriotes un aïoli « comme au pays ». Pour ne pas effaroucher le communard, Scipion proposa que le festin ait lieu dans leur cabine. Le sommelier lui fit observer qu’à cinq ou six ils y seraient un peu trop à l’étroit. Il avait, dit-il, une meilleure idée. Il avait remarqué que la bâche d’un des canots de sauvetage n’était pas convenablement fixée. Pourquoi ne pas s’y installer ? Il trouverait bien, quant à lui, le moyen, pendant la journée, d’y glisser quelques bouteilles d’un honnête bordeaux qui, faute de Cassis, accompagnerait agréablement leur petit festin. Scipion approuva et, deux jours plus tard, une fois le service terminé, on vit une demi-douzaine d’ombres diversement chargées se glisser vers les canots et disparaître sous la toile de l’un d’eux. On était là, fit observer un des invités, comme dans une tente et il était seulement dommage que la température y fut aussi froide. « Voilà de quoi la réchauffer ! » Scipion souleva la cloche qui couvrait un plat sur lequel, s’étalaient des fonds d’artichaut à la morue, en passant par les pommes de terre, les œufs durs et les haricots verts, les ingrédients classiques du grand aïoli. Manquaient les escargots et les petites seiches, mais, comme le fit observer un autre convive en lorgnant la jatte pleine de la sauce onctueuse et dorée où frétillait la vive odeur de l’ail, on avait de quoi se consoler de leur absence.
Si vous visitez Notre Dame de la Garde, prenez la peine de bien regarder les ex-votos qui couvrent ses murs. Si vous êtes attentifs, vous trouverez sûrement celui-ci qui porte, je vous l’accorde, un texte un peu bizarre « Merci à la Bonne Mère et à l’aïoli S.L. »
Et maintenant la recette
Déterminez, sans lésiner mais sans exagérer non plus, le volume des ingrédients suivant le nombre de convives.
Il vous faut, au minimum de la morue et des pommes de terres bouillies puis, selon les moyens et l’envie, fonds d’artichauts, haricots verts (en conserve, laissez les produits kenyans aux traders fous), escargots pochés, petites seiches pochées (si vous en trouver), blancs de poireaux, carottes et navets, œufs durs.
Rappelons que la morue doit être totalement dessalée (48 heures) puis pochée dans une eau légèrement salée (id est : la mettre à l’eau froide, porter à frémissement, éteindre et laisser reposer une dizaine de minutes puis égoutter au moment de servir). Toutes les cuissons se font à l’eau ou à la vapeur, ce qui est on ne peut plus canonique et, de plus, recommandé par la Faculté.
Il est recommandé aux personnes désirant faire suivre la dégustation de ce plat d’activités généralement réservées aux citoyennes et citoyens ayant atteint l’âge de la majorité sexuelle de le consommer en même temps que l’élu(e), faute de quoi il est sage de reporter de plusieurs heures une rencontre qui pourrait s’avérer périlleuse.
Et pour finir ces vers d’un poète marseillais nommé Méry :
« Tout ce qui porte un nom dans les livres antiques
Depuis David ce roi qui faisait des cantiques
Jusqu’à Napoléon, empereur du Midi
Tout a dévoré l’ail, cette plante magique
Qui met la flamme au cœur du héros léthargique
Quand le froid le tient engourdi. »
Chambolle