Parmi les égyptologues de grand renom que le monde scientifique connaissait à l'époque et qui acceptèrent son invitation, un jeune savant tchécoslovaque de 32 ans : Jaroslav Cerny, que nous avons vous et moi rencontré sur le célèbre site de fouilles menées par l'Institut français d'Archéologie orientale, l'I.F.A.O., dans le village des ouvriers de Deir el-Médineh.
Après avoir évoqué, mardi dernier, son prestigieux parcours professionnel, je ne résiste pas aujourd'hui au plaisir de vous donner à lire quelques extraits de sa communication, en français, j'aime à le souligner, le jour de l'ouverture des séances ; et qu'il avait intitulée Les ostraca hiératiques, leur intérêt et la nécessité de leur étude.
Le nombre de documents écrits que l'on a aujourd'hui à sa disposition pour reconstruire l'histoire et la civilisation de l'Egypte ancienne s'accroît tellement, et les personnes qui s'en occupent sont si peu nombreuses, que l'on est de plus en plus forcé de se borner à étudier seulement les plus importants parmi ces documents ou ceux qui sont dans un état trop délicat pour qu'on puisse laisser leur étude pour l'avenir. Je me propose d'attirer l'attention sur un groupe de documents particulièrements nombreux, les ostraca. A mon avis, ils remplissent les deux conditions que j'ai mentionnées, ce qui m'autorise à en parler dans une réunion comme la présente.
Le terme "ostracon" est assez courant pour que je n'aie pas à l'expliquer longuement. Beaucoup de peuples du monde antique employaient des ostraca, c'est-à-dire des morceaux de pierre ou des tessons de vases, pour y écrire tout ce qui était d'une importance temporaire et ne nécessitait pas le matériel habituel, en Egypte le papyrus, qui était trop coûteux.
Du fait que les ostraca en Egypte ne font que remplacer les papyrus, il s'ensuit qu'ils sont le plus souvent rédigés dans la même écriture que ces derniers, c'est-à-dire en hiératique. En ce qui concerne le contenu, nous distinguons les ostraca littéraires et les ostraca non littéraires. Les premiers contiennent des fragments plus ou moins longs des oeuvres de la littérature égyptienne, écrits ou par ceux qui voulaient apprendre à écrire, ou par ceux qui essayaient de reproduire un passage appris par coeur d'une oeuvre littéraire, probablement pour chasser l'ennui ou pour éprouver la fidélité de leur mémoire. Il y a aussi parmi ces documents des compositions originales, pour lesquelles les auteurs, modestes, jugeaient le papyrus trop bon. Cette classe renferme beaucoup de pièces rédigées par des personnes peu expertes dans l'art d'écrire, et cela explique l'abondance des fautes dans ces ostraca et leur écriture assez souvent très maladroite et grossière.
L'autre classe d'ostraca, les ostraca non littéraires, contient les documents de la vie quotidienne : les inventaires, les factures d'objets achetés ou fournis par les artisans et les ouvriers, les notes concernant le travail et les petits événements de la vie de chaque jour, les brouillons de contrats et de plaintes judiciaires, et enfin les lettres. Ils sont presque toujours écrits par des "scribes", ce qui est l'expression égyptienne pour désigner le fonctionnaire administratif de rang inférieur, ou par les personnes - semblables aux "kâtibs" de l'Egypte moderne - dont l'occupation exclusive était d'écrire, donc toujours par des personnes qui avaient une certaine routine. Ces ostraca montrent une main très expérimentée, une écriture tendant à la cursive ; le nombre de fautes est restreint et la plupart d'entre elles sont dues non pas à l'ignorance de l'orthographe ou de la grammaire, mais au fait que le scribe devait souvent se hâter pour faire son travail.
Textes littéraires ou textes non littéraires, "commerciaux", comme les appellent les égyptologues allemands, ces deux classes d'ostraca ont pour la connaissance de l'Egypte ancienne plus d'importance que ne le ferait croire leur aspect modeste. Car les ostraca littéraires contiennent quelques fois des morceaux d'oeuvres qui dans les papyrus ne se sont conservées qu'en partie ou qui ont été tellement corrompues par des copistes inattentifs qu'elles sont devenues, pour nous tout au moins, incompréhensibles. C'est le cas où les ostraca peuvent contribuer à élucider le texte.
(...) Les difficultés qui se présentent à celui qui se propose d'étudier le matériel conservé sur les ostraca hiératiques sont très grandes. Tout d'abord, comme je l'ai déjà dit, les textes contiennent des fautes, ou bien - c'est le cas des ostraca non littéraires - ils ont été écrits en hâte et par conséquent très souvent dans un hiératique qui est au-delà de la limite de lisibilité. Mais, ce qui est pire, beaucoup d'ostraca nous sont parvenus très mutilés. Quand l'ostracon avait cessé de servir à son but initial, on le jetait tout simplement par terre, et déjà cette première chute devait causer des cassures et des dommages ; ensuite l'ostracon restait à terre, on marchait dessus, le soleil et la pluie l'effaçaient, les coups de pieds le jetaient d'un endroit à l'autre, il frottait contre les pierres, et quand il se trouvait finalement enfoui dans une couche inférieure du sol, les matières organiques décomposaient et rongeaient sa surface et finissaient souvent par faire disparaître l'écriture. Ainsi un ostracon à la fois propre, bien lisible et complet est relativement rare.
Ces difficultés et ces défauts sont cause que très peu des ostraca conservés dans les musées ont attiré l'attention des savants et sont publiés d'une manière satisfaisante. (...)
J'ai ressenti moi-même ce manque déplorable de publications, quand j'ai commencé, il y a huit ans, à m'occuper d'un peu près des ostraca hiératiques, avec le dessein de puiser dans ces documents les informations pour une étude de la vie et des conditions sociales et économiques des ouvriers de la nécropole royale de Thèbes au Nouvel Empire. (...)
Les ostraca trouvés dans la Vallée des Rois et des Reines parlent des ouvriers royaux et de leur travail dans les tombes des rois et des reines, et les ostraca de Deir el-Médineh révèlent des détails de la vie privée de ces ouvriers, - car c'est à Deir el-Médineh qu'étaient situés le village et le cimetière de ces ouvriers. (...)
On peut déterminer assez souvent si un ostracon provient de Deir el-Médineh ou de la Nécropole royale, d'après la couleur de l'ostracon et d'après l'état de conservation. Les ostraca de Deir el-Médineh sont restés longtemps dans le sebakh, c'est-à-dire dans les amas de détritus provenant du village antique ; ils sont donc plus foncés, plus salis et généralement moins bien conservés que ceux de la Vallée des Rois ou de la Vallée des Reines qui reposaient au sec dans les éclats de calcaire et sont propres, blancs et non atteints par les produits chimiques du sol. (...)
Il me semble qu'il est temps de procéder au sauvetage et à l'utilisation systématique du matériel qui nous est parvenu avec les ostraca hiératiques. Autrement, ces documents étant dans un état de conservation particulièrement délicat, on risque d'avoir à déplorer des pertes irréparables. On pourra, peut-être, dans un avenir assez proche envisager la publication d'un corpus d'ostraca hiératiques, semblable aux publications d'ostraca grecs de Wilcken ou d'ostraca coptes de Crum. Pour le moment, il s'agirait surtout de concentrer le matériel, pour qu'on puisse reconstituer les ostraca brisés, et sauvegarder les documents pour un usage ultérieur.
Quand j'en ai parlé, l'année dernière, à M. Capart, il m'a suggéré très aimablement que la Fondation Égyptologique Reine Elisabeth pourrait constituer le centre qui garderait dans ses archives les copies, photographies et fac-similés de tous les ostraca dont l'étude serait ainsi rendue accessible aux savants qui s'y intéressent. Bruxelles étant déjà le centre bibliographique pour l'égyptologie, je crois très heureuse l'idée de M. Capart de faire aussi de son musée un centre pour l'étude des ostraca et je lui exprime toute ma reconnaissance pour son précieux concours.
Je fais en même temps appel à tous ceux qui connaissent des ostraca hiératiques conservés dans les collections publiques et particulières, en les priant d'en communiquer à la Fondation les photographies, dessins, descriptions, et, autant qu'il leur sera possible, des transcriptions, ou de signaler tout au moins l'existence des pièces pour qu'on puisse faire les démarches nécessaires pour en assurer la documentation pour la Fondation. Rien n'est négligeable, même les fragments les plus petits ont leur importance et peuvent contribuer à compléter de grands textes. (...)
Pour ma part, je veux faire tout mon possible pour que l' "ostracologie" donne les résultats qu'elle semble promettre, mais, sans la collaboration bienveillante des égyptologues et des profanes, un seul homme ne pourrait jamais réaliser cette entreprise.
(Cerny : 1931, 212-24)