Coeur et estomac noués à
l'idée de quitter la Casamance, nous quittons Ziguinchor après
quelques jours de travail à la sénégalaise : un jour sur deux à
réparer, approvisionner, prendre le visa pour la Guinée, le reste à
lutter mollement contre la chaleur poussiéreuse et écrasante
jusqu'à la fraîche. Cap sur l'embouchure du fleuve. Stop à pointe
St-georges à la renverse où je trouve moyen d'embellir mon visage
de croutes très seyantes suite à une chute stupide dans les
épineux. A la demande express de Nanou, on en profite pour se tirer
le portrait Olga et moi dans nos vêtements d'apparat sénégalais.
Echouage sous voile le lendemain dans un banc de sable un peu étendu
mais la dérive fusible une fois repliée nous en sort immédiatement.
Retour enfin au camps de base, Kachouane bien entendu, pour un
nouveau carénage sur la plage déjà nécessaire après seulement un
mois. Je me sens chez moi ici, effet probable de ma mutation bien
avancée en «sénégaulois»: les enfants du village me
reconnaissent immédiatement : Tanguy Tanguy, aie, aie, aie (un
ancien local jeu pour enfants genre papier, pierre, couteau),
retrouvailles des amis et nouvelles rencontres instinctives et
intenses pour une dernière nuit de danse hypnothique au campement
sur fonds de Djembé puis de zik Guinéenne langoureuse cousine de
celle du Cap Vert, et finish enfin jusqu'à l'aurore sur Galapiat
éclairés par la pleine lune. Sortie du Sénégal faite à Elinkine,
nous passons notre dernière nuit dans le pays à Djogue, au plus
près de l'embouchure pour un départ à l'aube. Reposante, la nuit
ne l'est pas car une pirogue entre deux eaux, emportée par le fort
courant, se prend dans l'ancre et nous fait chasser. Une heure à
batailler pour l'en dégager jusqu'à finir par planter
volontairement le nez de Galapiat sur la plage dans une manoeuvre de
la dernière chance un peu sauvage et pouvoir ainsi, avec de bons
appuis sur la terre ferme, dégager cette cochonerie. Dans la
précipitation, je faillis y laisser deux doigts coincés entre la
chaine et le davier, sous les 12 tonnes de Galapiat mis en tension
par le puissant jusant de plus de 2 noeuds. A ma grande surprise, ils
sont toujours au bout de ma main, presques présentables mais, à ce
jour, je n'ai toujours pas recouvert la sensibilité de la dernière
phalange de mon auriculaire. Au pire, si ça ne revient pas, ça
n'est pas bien grave, vu l'utilité limitée que j'en ai...
Au matin, la passe
bouillonante de la Casamance est toujours aussi antipathique. Olga
fait des oh! et des ah! pendant que nous sommes désagréablement
roulés et puis ça y est: de retour en pleine mer. Galapiat revit et
s'ébroue en retrouvant le mode qui est le sien: la bonne tirée
offshore. Vent portant, ciseau tangonné, dérive relevée, sabre en
bas, il accélère, cap sur la Guinée Bissau. Il faut s'habituer aux
10m d'eau ou moins sur tout le trajet avec passage sur des bancs où
la sonde indique moins de 4 mètres. On serre les fesses, on croit
aux charts et on gaze à 7 noeuds en se disant que si on accroche le
sabre à cette vitesse, même sur du sable, le puit de la dérive du
sabre se transformera en son et lumière. Même avec des charts
justes, c'est fatiguant nerveusement, un oeil en permanence sur la
sonde, la carte, la mer aux jumelles à anticiper des brisants.
Heureusement que le vent est de la partie car il y a une soixantaine
de milles à couvrir avant le coucher du soleil et le premier rare
mouillage de dégagement. Des erreurs quand même sur les cartes:
dans l'étroit chenal nord qui mène à l'embouchure du Rio Cacheu,
on se retrouve subitement avec moins de deux mètres là où je
devrais en avoir 10. Les bancs de sable ont bougé. On affale en
urgence, zinzin en route, on cherche un passage, le trouve et entre
dans le Rio de Bolor abrité alors que le soleil tangente l'horizon.
Au matin, toc toc sur la coque. Dans un nouveau pays dont on ne
connait pas les us et coutumes, c'est toujours au début qu'on est le
plus vulnérable, alors Je sors la machette au cas où. Des pecheurs
Guinéens sympas nous proposent du poisson. Je ressors mon créole
portuguais cap verdien approximatif. Beau poisson et deux gambas pour
la moitié d'un express en France, je n'hésite pas. Ils ont faim. Je
leur file des oranges un peu séchées, ils veulent fumer, voilà
trois marlboro. Bom dia. Ils s'en vont, nous aussi. Le rio Cacheu est
clair, et même vent debout, nous progressons rapidement en tirant
des bord avec, grâce au flot de deux noeuds et plus, des angles d'un
bord sur l'autre dignes d'un challenger de l'america's cup. Bon
décrassement physique à embraquer de l'écoute sans cesse et calage
de la mire avec Olga, mon équipière de choc.
Cacheu à quelques 25
milles est en vue vers midi. Pied à terre, le tenancier du seul bar
de la ville nous dit qu'il n'a vu que deux «palia-bote» (voilier)
au cours des cinq dernières années. Je me sens vraiment très loin
de Porquerolles un 15 Août.... Nous nous préparons
psychologiquement aux tracasseries administratives. Le fameux « old
man with sad eyes » de la capitainerie décrit par Steve Jones
dans le seul West African cruising guide qui couvre la zone et date
de 15 ans, est toujours en poste. Torse nu, flegmatique et
indéchiffrable, il nous accueille sans surprise apparente et cherche
longuement la petite bête dans nos papiers mais nous sommes
irréprochables. Une délégation constituée de la police, de
l'immigration et d'un « observateur » de la capitainerie
est néanmoins nécéssaire pour visiter le bateau: sourires, musique
guinéenne, bières et clopes les détendent et nous devenons les
meilleurs amis du monde. La visite s'apparente plûtôt à de la
curiosité et à une façon de jauger ce qu'ils pourront nous
réclamer comme émoluements. La « visite », j'en aurai
la confirmation plus tard, est en effet considérée ici comme un
« service », donc payant. Retour à terre pour les
papiers enfin mais non. C'est au tour des douanes et de la guardia
fiscal d'y mettre son nez. Re-délégation, re-sourires, re- bière,
re-clopes. Ça les fait marrer que je voyage avec ma soeur. Nous nous
comprenons assez bien d'autant que certains parlent un français plus
que correct. Je fais juste semblant de ne pas comprendre quand ils
abordent la question fric et leur offre généreusement une autre
mousse. Au final, on s'en sort plutôt rapideselon les standards
locaux, quelques heures quand même, et à pas cher selon les
expériences relatées dans les rares écrits sur la zone et par les
quelques aventureux que j'ai pu rencontrer en Casamance qui y ont
pointé leur nez. Reste à profiter de la toute première capitale
guinéene portuguaise jusqu'à la fin du XIXème. Assez vite fait: la
minuscule première église d'Afrique de l'ouest : 500 ans quand
même, est fermée. Le vieux fort portuguais, tout aussi riquiqui,
est abandonné. N'y restent que de vieux canons rouillés et les
statues de bronze abimées de Christophe colomb, regard ferme sur
l'horizon, ainsi que de Staline et de Lénine, qui ont perdu
respectivement leurs pieds ou leur buste, comme un épilogue de
l'influence soviétique.... Et voilà. 20 mn de culturel en tout.
Très drôle et improbable. Le soir, poissons et Gambas achetés le
matin nous procurent un festin sur fond de bande FM francophone
hilarante, genre monthy Python sénégalais. Aucun restau dans le
bled de toutes façons, du restau-bar des marinheiros, ne reste que
la pancarte...
Le lendemain, dernier
mouillage pour la nuit au rio de Bolor qui raccourcit l'étape
jusqu'à notre première île des Bijagos, Caravella, distante de
quelques 50 milles. Très peu d'eau toujours mais, les bancs de
sables de moins de 5 mètres sur lesquels nous devons passer sauf à
faire des détour de dizaines de milles sont bien cartographiés.
Malheureusement pas beaucoup de vent et pas mal de moteur pour y
parvenir. A l'arrivée, sans surprise, nous sommes seuls à mouiller
dans cette anse de rêve aux eaux claires. Pas de réseau GSM car peu
de client. Sur la vingtaine de kilomètre de plage que nous longeons
jusqu'au mouillage, aucune trace de vie, même pas une pirogue. Si je
me sentais depuis le Cap vert, plus voyageur que touriste, cette
incursion en terre abandonnée me semble désormais tenir de
l'exploration. Au siècle du tourisme roi, une telle absence de vie
sur un tel littoral paradisiaque et poissonneux défie l'entendement
sauf à confirmer ce qu'on m'a expliqué sur les Bijagos: lassés de
l'insoumission de ce peuple rude et belliqueux, les portuguais
auraient coupé les mains de leurs ancêtres les plus retifs et coulé
l'ensemble de la flotte. Depuis, ils vivraient retirés à
l'interieur des terres, laissant la mer pourtant très poissonneuse
aux mains des navires usines coréens ou chinois. Nous en avons
aperçu cinq d'ailleurs au large de Caravela, ratissant les fonds par
des aller retour sans fin tels des engins agricoles à la récolte,
laissant dans leur sillage des milliers de poissons morts, ceux qui
sont hors calibre et à travers lesquels nous traçons nos derniers
milles jusqu'à Caravela.
A terre, le lendemain
matin, nous cherchons un moment un chemin qui nous permet de nous
enfoncer à terre. Une dense barrière de palétiviers enchevétrés
défend en effet toute incursion à l'intérieur à partir de la
plage. Un étroit sentier enfin! Pas de trace de pas mais celles de
zebus ou autres vaches. Pantalons, bien chaussés, GPS portable et
machette, nous nous sommes donnés pour objectif d'aller à Bichau,
village qui selon les dernières nouvelles datant de deux ans, est
resté à l'âge de pierre. A notre grande frustration, nous ne le
trouverons jamais. Au lieu de ça, c'est une nature vierge qui nous
accueille. Ici de la mangrove où nous nous enfonçons à mi-tibia,
puis de la savane à hauteur d'homme, des forêts de palmiers ou des
traces de coupe nous indiquent une présence humaine, des rapaces,
des bruissements et cris de bêtes toutes proches, probablement de
bonne taille, des foumis rouges voraces. Au bout de quelques heures à
chercher notre village nous jettons l'eponge mais sans pour autant
pouvoir retrouver notre chemin de retour. Cette saleté de GPS
portable a une autonomie misérable et je n'ai pas de trace de notre
parcours. Nous entendons bien le gros swell de la plage mais pas
moyen de passer la végétation qui nous en sépare. Enfin, ça y
est. En voici un et notre première rencontre: un père et son fils,
à dos de vache, fusil de chasse antique en bandoulière avec qui
nous engageons la conversation sans nous comprendre. Sans être
fluent en créole guinéen, il est clair qu'ils parlent ici une
sorte de patois. Après quelques minutes de no-sense, nous passons
notre chemin et nous retrouvons sur la plage harassés. Trois gamins
débitent une grosse tortue venue pondre ses oeufs. La chair est
appétissante. Je leur en achète un grosse poignée sanguinolente et
leur donne un paquet de gateau en prime. « Esta Bem »
commente sobrement un des jeunes avant de nous aider à mettre
l'annexe à l'eau dans le gros swell incommode qui déferle sur la
plage. Pas filous comme les sénégalais, les Guineens me paraissent
plus rudes et francs du collier. Ils demandent immédiatement sans
salamalec ou fioritures, nourriture ou argent. Si on a, c'est bien,
sinon tant pis. Pas de problème. Paradoxalement, ils ne marchandent
pas à la sénégalaise en partant de prix délirants lorsque l'on
fait des achats. Le prix est le prix. Une fois ce préambule passé,
ils sont curieux, drôles et cosmopolites, souvent voyageurs et
polyglottes, digne héritage de l'influence portuguaise, sans doute.
Cette impression est
confirmée le lendemain à Bolama. Départ de nuit de Caravella pour
couvrir avant le soir suivant les 70 milles. La police du port et la
capitainerie nous interceptent immédiatement à notre arrivée à
terre. Côté bateau, tout est clean et la vérification est faite
rapidement avec bienveillance. Côté police en revanche, c'est
nettement moins bon car, malgré mon insistance, les autorités de
Cacheu qui nous ont attribué le permis de navigation, nous ont
également certifié que le visa de nos passeports ne necessitait
rien d'autre, pas même un tampon d'entrée dans le pays. Bizarre et
faux bien-sûr. Nous sommes donc officiellement clandestins en
Guinée.... Le délégué regional de la police passe plusieurs coups
de fils à Bissau, à Cacheu et nous arrange l'affaire sans demander
d'argent, sous reserve que nous rendions directement à Bubaque le
lendemain. Ça contrarie un peu mes plans mais je ne vais pas me
plaindre. Contrairement à leur réputation, les officiels sont
aidant et sympas. En sarkoland, je serais déjà sous les barreaux ou
dans un charter pour reconduite à la frontière.....
Bolama est un fantastique
joyau décépi, deuxième capitale portuguaise après Cacheu et avant
Bissau en 1941, rien n'a été entretenu depuis. Les grandes artères
désertes sont bordées de magnifiques ruines coloniales du temps de
la grandeur de l'empire portuguais, palais présidentiel ouvert aux
quatre vents, banque nationale en ruine enchevêtrée dans des
racines d'arbres telle un temple Khmère et habitée par les chauves
souris. Je ne sais pas quel film on pourrait tourner ici mais le
décor y est déjà. De nombreuses villes patrimoine de l'UNESCO
jalouseraient cette magnificience déchue. Nous faisons ouvrir le
night club pour y déjeuner, faisons quelques appros essentiels au
marché, les 3C : Coca, Cana, Clopes, ainsi qu'un renouvellement de
ma garde robe: un superbe pantacourt à carreau risible qui
remplacera avantageusement mon seul short désormais troué et des
tongs locales, mes très précieuses simili-havaianas da Cabo Verde
ayant mysterieusement disparues. Les rencontres sont cool. En tant
que seuls brancos (blancs) de la ville depuis un bail, marinheiros,
frères et soeurs, nous bénéficions d'une constante curiosité
bienveillante des habitants et les conversations s'engagent avec un
pêcheur, un professeur ou le DJ très hype de la discoteca. Comme au
cap vert, la musique est partout. Mes accointances déjà très
prononcées pour les anciennes colonies portuguaises se trouvent
renforcées dans ce bout du monde attachant, laissé pour compte et
dévasté successivement par le communisme, la guerre civile et la
corruption habituelle de ses dirigeants.
Arrivés hier soir à
Bubaque au terme d'une nav maligne dont je ne suis pas peu fier, à
exploiter judicieusement les 2 à 4 noeuds du jusant puis du flot
dans un parfait timing, nous tombons sur Hassan, Jola de Vendaye qui
a entendu parler de nous par son cousin chez qui nous avions amangé
et par Ivonic, qui mouillait là-bas. Nous mouillons en face de chez
lui et bénéficions de son ponton et de son gardien pour la sécurité
du Dinghy. Bubaque est magnifique et développée en regard de nos
expériences précédentes: Pas d'autre voilier mais quelques
mobylettes, des hors bords pour la pêche des rares touristes, du
réseau GSM, de l'electricité plus de deux heures par jour, internet
parfois, et même des télés. Très peu de blancs mais pour la
première et la dernière fois sans doute en Guinée, Olga et moi ne
sommes pas les seuls du bled. Nos passeports sont désormais
tamponnés et après l'ultime visite de la police sur le canot, nous
voici enfin en règle....