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Pourquoi feindre d'être en désaccord lorsque l'on ne peut qu'être d'accord ?

Publié le 20 novembre 2007 par Roman Bernard

Dans le désormais traditionnel rendez-vous matinal de France Info, le duel Joffrin-Beytout, l'information principale, aujourd'hui, était la proposition faite à Nicolas Beytout de quitter la direction du Figaro pour prendre la tête du pôle médias du groupe LVMH (et ainsi celle des Échos). Le débat matinal plurihebdomadaire avait été imaginé pendant la campagne présidentielle par la station publique pour confronter les points de vue, sur l'événement marquant du jour, des patrons des deux grands quotidiens de gauche et de droite. L'auditeur avait pu écouter des discussions de haute volée pendant les élections, notamment dans l'entre-deux-tours des législatives, durant lequel le directeur de Libération, sourd à la bonhommie de Nicolas Beytout, prophétisait en termes apocalyptiques sur le danger pour la démocratie d'une Chambre "bleu horizon", avec le dénouement final que l'on sait.
Ce matin, c'est uniquement la promotion de Nicolas Beytout qui a fait l'objet d'une saillie de Laurent Joffrin : "Vous n'allez pas passer à gauche, quand même, rassurez-moi ? [...] Je m'inquiétais parce que s'il quitte Le Figaro et qu'il passe un peu à gauche, le débat sera moins intéressant. Mais il y a peu de risques, je crois." Hormis ce trait d'humour, les deux hommes, qui semblent avoir de plus en plus de mal à occulter l'estime réciproque qu'ils se portent, étaient d'accord sur tout. Et ce tout, aujourd'hui, était la réforme des régimes spéciaux.
Nicolas Beytout, logiquement, a défendu en bloc l'action du gouvernement et condamné en bloc aussi les grèves, tandis que Laurent Joffrin, qui ne défendait plus que le projet de loi, a aussi défendu la direction du Parti socialiste, peut-être pour ne pas avoir à se forcer à défendre les syndicats qui, eux, ne sont pas défendables.
(Rappelons que le PS, après avoir, tout comme Nicolas Sarkozy et François Bayrou, promis un alignement des régimes spéciaux sur le régime général, soutient à présent les grévistes, ce qui ne peut que susciter des interrogations sur sa cohérence.)
Tout juste le directeur de Libération s'est-il hasardé à évoquer la ligne réformiste que Bernard Thibault s'est résigné à adopter, au risque de perdre sa base travaillée par les éléments les plus conservateurs de la Fédération des cheminots.
Mais globalement, le duel des "polémistes" n'a pas eu lieu ce matin, et si j'en parle ici, c'est parce que ce n'est pas la première fois que je remarque la tenue de faux débats dans les médias, notamment le Ca se dispute d'i-télé où Éric Zemmour et Nicolas Domenach ont toutes les peines du monde à ne pas tomber d'accord, ou encore On refait le monde, l'émission "polémique" de Nicolas Poincaré sur RTL, où seul l'infréquentable Ivan Rioufol dépareille les complaisants renvois d'ascenseurs entre Alain Duhamel, Alain-Gérard Slama et consorts. Dans le même genre, on peut citer l'émission de bavardage Ce soir ou jamais de Frédéric Taddei sur France 3 ou encore Mots croisés de l'excellent Yves Calvi, sur France 2.
Il est bien sûr heureux que les esprits raisonnables et modérés puissent s'accorder sur des sujets où un large consensus est nécessaire, comme l'est la réforme des retraites. On peut simplement s'étonner que les journalistes, pour des raisons essentiellement d'audience, se livrent à un simulacre de débat contradictoire : pourquoi ne pas tout simplement dire la raison pour laquelle ils sont d'accord sur l'essentiel et en quoi ils divergent sur certains détails ? Tout semble dire, dans cette attitude, que les médias craignent d'être taxés de conformisme, notamment de la part de sites Internet d'extrême-gauche comme Acrimed qui s'évertuent -et y réussissent souvent, hélas- à faire croire que les journalistes français sont majoritairement libéraux, sarkozystes, sionistes et pro-américains, alors que, je puis en témoigner car je sais de quoi je parle, c'est l'exact contraire qui est vrai.
Dans son éditorial de samedi dernier, Le Monde, accusé de soutenir le gouvernement et de discréditer les grévistes, a tenu à se défendre, titrant "Haro sur les médias !". Toujours ce besoin de se justifier, alors qu'il n'y a aucune honte, pour un journaliste rationnel, à dire qu'il est normal que tous les salariés cotisent autant pour leur retraite. Ceux qui dénoncent la "pensée unique" des médias ignorent que, contrairement aux idées reçues, leurs acteurs ne sont pas acquis aux idées qui ont triomphé lors des dernières élections, loin de là. À ne considérer que les patrons de presse, tous acquis au libéralisme -mais comment peut-il en être autrement de dirigeants d'entreprises ?-, on en oublie les journalistes de base, qui non seulement sont ceux qui remplissent les pages et occupent les ondes, jusqu'à preuve du contraire, mais en outre sont pour la majeure partie d'entre eux de gauche.
Pour une fois que les journalistes sont d'accord avec le gouvernement, plutôt que de crier, sans y réfléchir vraiment, à la soumission des médias à l'Élysée, il convient de se réjouir de ce qu'enfin, peut-être, un consensus va se dégager autour des réformes nécessaires. Mais pour ne pas brouiller les cartes, il serait appréciable que, dans ce genre de circonstances, les journalistes osent dire qu'ils sont d'accord car la raison même veut qu'il ne puisse y avoir de désaccords sur ces questions.
Roman B.


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