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Le quai de Ouistreham, Florence Aubenas

Par Clementso
Le quai de Ouistreham, Florence AubenasCe matin, la radio annonce que pour la première fois depuis dix ans, on franchit à nouveau la barre des dix pour cent de chômeurs. Un tiers, soit un million, des personnes qui vont perdre l’indemnisation de Pôle Emploi ne toucheront plus aucune allocation à titre individuel.
À côté de la sécheresse de ces chiffres qui s’ajoute à la litanie des chiffres catastrophiques qui nous assaillent tous les matins, nous submergent et finissent par nous anesthésier, on peut choisir de lire le très émouvant livre, témoignage, reportage de Florence Aubenas, au titre si poétique : Le quai de Ouistreham.
Florence Aubenas, journaliste bien connue du Nouvel Observateur, dont le portrait a été affiché en quinze mètres sur quinze pendant les cinq mois de sa captivité en Irak, a décidé qu’un récit valait mieux qu’un reportage. Au cours d’un entretien lors d’une émission de la Grande Librairie de France 5 (toujours consultable dans les archives en ligne de l’émission), la journaliste faisait l’aveu de la limite des articles et des reportages auprès du public saturé d’information. Elle disait que, par exemple, le film d’Audiard, le Prophète, avait fait beaucoup plus pour la dénonciation des conditions de détention en prison que les milliers de mots qu’elle avait pu aligner dans ses articles.
Forte de cette conviction, Florence Aubenas a pris la décision de se mettre dans la peau des travailleuses précaires. Incognito, elle s’inscrit au Pôle Emploi de Caen, annonce un bac en poche et une absence complète d’expérience professionnelle après vingt ans passés auprès d’un compagnon qui l’a subitement quittée. Nous suivons donc son parcours de demandeuse d’emploi dans le monde kafkaïen et grotesque de Pôle Emploi motivé par la seule consigne : faire baisser les chiffres du chômage et qui n’hésite pas, pour ce faire, à convoquer les demandeurs d’emploi à des réunions ridicules, sachant que statistiquement une partie d’entre eux ne se rendront pas à la convocation et seront donc radiés.
Le quai de Ouistreham, Florence AubenasDécrochant des heures de ménages auprès de sociétés de nettoyage qui n’hésitent pas à vendre des contrats d’une heure pour des travaux qui en nécessitent le triple, sachant que c’est la travailleuse qui, craignant de perdre cet unique contrat, n’hésitera pas à consacrer tout ce temps, non payé, à la réalisation de cette tâche harassante, Florence Aubenas nous emmène avec elle au cours de ces six mois de la vie d’une femme. À la fin des missions, ne sentant plus ses bras, la tête lourde, humiliée et aliénée par ces emplois précaires, Florence Aubenas partage la vie, les rires, les douleurs et les souffrances de ces femmes sans voix, invisibles, aux aguets.
Il est impératif de lire ce livre pour mesurer un tant soit peu la vie de ces hommes et de ces femmes que l’on côtoie tous les jours et que l'on ne voit pas. Florence Aubenas a le très grand mérite d’avoir su nous rendre concrets ces moments minuscules qui font une vie : l’attente des appels des employeurs, les entretiens de recrutement humiliants, les visites au supermarché, les manifestations, les moments d’échange avec d’anciennes militantes de l’époque où les syndicats relayaient (partiellement) la voix de ces travailleurs.
En contrepoint, le récit rappelle l’époque de la gloire industrielle de Caen, dont les usines les unes après les autres se sont vidées, ont été détruites. Moulinex, la SMN (Société Métallurgique de Normandie)…
Le quai de Ouistreham, Florence AubenasOn termine ce livre le cœur gros. On a envie de continuer à suivre ces femmes, Marilou, Françoise et les autres. Mais certaines disparaissent d’un jour à l’autre quand il est devenu évident que ce travail qui garde ici son sens étymologique de tripalium, instrument de torture, ne vaut pas la peine et la souffrance que l’on y met. Toujours loin de la jérémiade et de la plainte, le récit se termine par une très belle scène d’amitié qui, on l'espère pour Florence et pour Marguerite, pourra continuer à vivre, au-delà de cette frontière abyssale qui sépare une journaliste parisienne d’une travailleuse précaire caennaise.
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