Krystof Kieslowski : Un décor en noir et blanc, crépusculaire, au moins dans la première partie de l'oeuvre. Pas étonnant si l'on ne perd pas de vue que l'action des tout premiers films du cinéaste (Le Personnel, La Cicatrice, L'Amateur, ses trois premiers longs métrages réalisés respectivement en 1975, 1976 et 1979) se déroule dans la Pologne communiste de Gierek et bientôt de Jaruzelsky. Il faudra attendre la fin de la décennie 80 (1988-1989, années du tournage du désormais fameux Décalogue, suite de 10 films d'une durée comprise entre 55 et 60 mn traitant chacun - avec une sorte de décalage plutôt ironique voire sarcastique - d'un des commandements de la Bible), pour que la couleur aidant l'image s'éclaircisse, un peu seulement. Le même regard sombre marque en effet les grands films de la maturité (outre le Décalogue, où se révèle le génie d'un des plus singuliers réalisateurs de cinéma du siècle dernier, La Double vie de Véronique (1991) et la trilogie des Trois couleurs : Bleu (1993), Blanc (1994), Rouge (même année), qui entend illustrer à sa manière la devise de notre République : Liberté, égalité, fraternité. Le même regard enveloppant les mêmes images. Tout est signe et tout signe est message, pensait Proust. Kieslowski a retenu la leçon : bien peu possèdent, comme lui, l'intuition du détail révélateur, de ce qui nomme. Mine de rien il excelle à suggérer les états d'âme, à rendre en quelque façon le scintillement des émotions du personnage à travers un théâtre d'ombres et de lumières où il n'est jusqu'au trompe-l'oeil qui ne tienne un rôle. Nous avons revu à la suite la plupart des films de Krzysztof Kieslowski et le miracle, c'est que nous les découvrons toujours.
Dans la brume électrique (James Lee Burke) : Autant l'avouer : avant le film de Tavernier, nous n'avions jamais entendu parler de James Lee Burke que son éditeur français (Rivages/Noir) n'hésite pas à comparer à Faulkner (en quatrième page de couverture : ce roman aux accents faulknériens, etc.). Etait-ce pour autant une regrettable ignorance ? Non. Certes, le roman dont Tavernier s'est inspiré n'est pas moins intéressant qu'un autre, mais, pour restituer son atmosphère " glauque ", rendre avec finesse l'ambiguïté des différents protagonistes du récit (en particulier le meneur de jeu, Dave Robicheaux, incarné, il est vrai, par Tommy Lee Jones), mener au cordeau une intrigue policière compliquée dont le départ s'opère en deux temps (deux époques, pourrait-on dire) : la découverte d'ossements humains dans le bayou de New Iberia (Louisane du Sud) et du cadavre d'une jeune prostituée du coin, le film suffit. Car si le roman n'est pas moins intéressant qu'un autre, il ne l'est pas davantage non plus. La littérature américaine abonde tant aujourd'hui en livres de ce genre qu'on aurait grand-peine, en définitive, à les distinguer les uns des autres. Saluons cependant un des mérites les moins contestables de Burke : il sait décrire les paysages, noter les variations météorologiques, les turbulences cycloniques. A défaut d'égaler Faulkner ou les autres grands Sudistes du siècle dernier (Flannery O'Connor, William Goyen, William Styron, Carson McCullers...), le romancier nous incite au moins à conclure que la Lousiane n'est pas un état pour nous. C'est toujours bon à savoir.
Pierre Simenon : Au nom du sang versé - On lira avec curiosité le premier roman du troisième fils de Georges Simenon (464 p., à paraître le 20 janvier prochain chez Flammarion). Ce roman raconte l'histoire d'un brillant juriste américain appelé en Europe pour assister aux obsèques de sa mère avec laquelle il n'entretenait plus guère de rapports depuis plusieurs années. Un malheur n'arrivant jamais seul, c'est bien connu, il apprend, à peine arrivé sur place, en Suisse, que feu son père aurait collaboré avec les Nazis pendant la dernière guerre. Pure calomnie ? Pour notre héros, aucun doute, et il est bien décidé à le prouver, quitte à devoir faire face à d'inquiétantes menaces, à risquer sa vie au fil d'un périple qui le mènera de Genève à Paris et de la Pologne au Texas. L'éditeur promet un roman " captivant " , " efficace ". Bref, un roman " à l'américaine ". Sans autre commentaire.Pierre Simenon, né en 1959 à Lausanne, est... avocat de cinéma à Los Angeles et vit à Malibu (Californie) avec sa femme et son fils. Les biographes et autres spécialistes de Georges Simenon ne manqueront évidemment pas d'interroger ce livre inattendu.
Esther Gorintin avait vu le jour en janvier 1913 dans un shtetel, Sokulka, aux confins de la Pologne et de la Biélorussie. Mais elle vivait depuis longtemps à Paris, rue de Rivoli. Que de chemin parcouru, ma foi, depuis sa traversée de l'Allemagne nazie qu'elle évoquait souvent avec un accent yiddish resté intact malgré les années. Ses parents, ses oncles, ses tantes ? Probablement décimés. Il se trouve que cela arrivait souvent, alors. La quasi-totalité des communautés juives peuplant l'Europe Centrale de ce temps-là a ainsi disparu. On n'y avait pourtant fait de mal à personne, mais c'est comme ça (Nous conseillons au passage de lire ou de relire le chef-d'oeuvre de Sholem Aleikhem, Menahem-Mendl le rêveur, et les nouvelles drolatiques de Cyrille Fleischmann, Les Rendez-vous au métro Saint-Paul, en particulier).
Nous sommes en 1943. Première halte : Bordeaux. Esther y rencontre son futur époux à l'université où, malgré le numerus clausus antisémite, elle étudie la médecine dentaire. Mariée, elle devient Mme Gorinsztej. C'est après la guerre qu'elle deviendra Mme Gorintin. Avant cela, elle doit encore subir l'emprisonnement de son mari et le harcèlement des autorités françaises. A Lyon, elle échappe par deux fois de peu à des rafles de plus en plus fréquentes. Mais il était écrit qu'elle survivrait et son mari aussi. Ils auront un fils, Armand. Il restera unique. Plus tard, ce dernier se fera moniteur d'auto-école libertaire ! Quant à sa mère, entre-temps devenue veuve, il suffira d'une annonce parue dans un journal yiddish pour qu'un destin jusqu'alors peu bienveillant vienne à se dédouaner. On cherche en effet des comédiens amateurs yiddishophones. Elle se présente pour un bout d'essai.Nous sommes dans les années 90 et elle a 85 ans. Emmanuel Finkiel, qui projette la réalisation d'un film sur la Shoah, choisira finalement Esther parmi des dizaines d'octogénaires et de nonagénaires venus se présenter ce jour-là. C'est ainsi que notre petite bonne femme, que rien ne prédestinait à jouer la comédie, se retrouve à Tel Aviv et apparaît pour la première fois sur les écrans en 1999. Le film s'intitulera Voyages. Elle enchaîne ensuite les tournages : Le Stade de Wimbledon (2001) de M. Amalric, Les Mots bleus d'A. Corneau et Familles à vendre de P. Lounguine (tous deux en 2005).Suivent d'autres films, et des téléfilms. Jusqu'en 2003. C'est cette année-là qu'on parlera d'elle. Dans Depuis qu'Otar est parti, premier long métrage de Julie Bertucelli, elle incarne Eka, une Géorgienne âgée de Tbilissi nostalgique de l'époque de Staline et passant son temps à attendre des nouvelles de son fils, Otar, parti chercher fortune à Paris. Si le film ne fait pas beaucoup de bruit à sa sortie, il suffit à imposer la présence inoubliable d'Esther Gorintin à laquelle il doit beaucoup. Celle d'une dame silencieuse qui marche à pas menus entre sa fille et sa petite-fille, marquée par la voussure de l'âge et de la mémoire, souriant à ses pensées. Quand elle ne sourit pas, on dirait qu'elle dort, mais elle le fait à la façon des chats. Une feinte. A cet âge-là, 90 ans, nul ne s'endort jamais vraiment, sauf pour toujours Esther après un coma de dix jours à Cochin : elle avait 97 ans. Depuis Otar, elle avait encore tourné pour le cinéma dans L'homme qui rêvait d'un enfant sous la direction de Denise Gleize (2005), et pour la télévision dans Drôle de Noël, de Flora Pasquier (2007). Elle ne tournera plus, mais nous ne l'oublierons pas.