ACTUALITÉ DE REVERDY
par Antoine Emaz
Mais pourquoi Reverdy aujourd’hui ? Pourquoi cette œuvre importe-t-elle
encore maintenant ?
Ce n’est pas simplement affaire de dates et de commémoration. Certes, Reverdy
est mort en 1960 et il était arrivé à Paris à 21 ans, seul et sans appuis, en
1910. Mais cette coïncidence de calendrier me semble de peu de poids pour
expliquer pourquoi Yves di Manno, E.A. Hubert et Flammarion se lancent dans une
entreprise de cette ampleur.
Bien sûr Reverdy n’est pas un poète maudit ou méconnu. En 1952, il était invité
par André Parisot pour dialoguer à la radio avec Breton et Ponge. Char, Dupin,
du Bouchet ont plusieurs fois salué son œuvre. La revue Triages, fin 2007, a consacré un épais numéro spécial à Vingt-trois poètes et Reverdy vivants…
On ne peut donc pas dire que cette œuvre soit tombée dans les oubliettes de la
mémoire poétique, mais force est de constater qu’elle n’a pas le même degré de
reconnaissance que celles d’Apollinaire, Breton ou Aragon… Alors, pourquoi
Reverdy maintenant ?
D’abord peut-être parce qu’il participe au plus au point,dans ces années 1915-1925, à l’explosion
créatrice et à la complète redistribution des cartes en art qui accompagne la
première guerre mondiale. Sur quelques années, coexistent et se combattent ou
s’allient des personnalités aussi fortes que celles d’Apollinaire, Reverdy,
Jacob, Cendrars, Cocteau, Tzara, Breton, Aragon, Éluard… Beaucoup de poétiques
particulières, très riches, mais qui ne se fédèrent pas jusqu’à ce que Breton
et les surréalistes s’imposent comme école dominante pour l’entre-deux-guerres.
Notre époque vit une pression historique très différente (et heureusement) mais
non moins forte, et c’est la même nécessité de neuf mais pas d’école dominante.
Des groupes se font, se défont, mais pas de poétique qui impose sa norme.
Seulement des trajets d’écriture particuliers, des amitiés et des détestations,
du respect et des clivages, des options d’écriture aux antipodes les unes des
autres, qui coexistent parallèlement. En ce sens, Reverdy est bien de notre
temps, lui qui affirmait « ne pas suivre, ne pas être suivi », et
choisit le retrait à Solesmes en 1926.
Autre point qui me semble recouper des préoccupations actuelles : affirmer
une contradiction motrice de l’œuvre : oser l’invention formelle et
soutenir que « la forme va de soi », qu’elle n’est pas séparable de
l’émotion qui lui donne naissance. Pour le premier terme, l’invention formelle,
il suffit d’ouvrir le tome 1 des Œuvres
complètes, et regarder les fac-similés de La lucarne ovale, Quelques poèmes, et Les ardoises du toit pour s’en convaincre. Ou bien relire le très
étonnant Voleur de talan,
« roman poétique » à clés, difficilement saisissables sans les notes
d’E. -A. Hubert. Mais en lisant ces pages, on constatera aussi que l’élan
lyrique n’est jamais perdu. Évidemment, il est plus bridé (« critique »
dirait J. -M Maulpoix) qu’il ne le sera dans les amples poèmes de la fin, Sable mouvant par exemple. Mais c’est justement pour cette
mise au pas du « je », ce lyrisme froid, freiné, bridé, même s’il
reste moteur du poème, que ces poèmes de 1916 ou 1918 me restent très présents.
Une autre dette vis-à-vis du Reverdy de ces années : l’invisibilité de
l’image. J’emprunte cette expression à du Bouchet dans son très bel hommage Envergure de Reverdy. De La lucarne ovale à Cravates de chanvre, tous ces recueils sont repris dans le tome 1, Reverdy nous débarrasse des avatars
romantiques : « On a voulu tuer le romantisme. Il a la vie dure, il
fallait le tuer. » Mais il évacue aussi l’automatisme surréaliste et le
« stupéfiant image ». On sait que Reverdy théorise l’image poétique
dans Nord-Sud, dont les numéros sont
également présents dans ce tome 1. Les surréalistes s’empareront de cet outil
pour leur propre compte : aller vers le surréel, la dictée de
l’inconscient, etc… Pour Reverdy, il s’agissait bien au contraire de saisir le
« lyrisme de la réalité ». Pour exemple, je prends presque au hasard
un poème du Cadran quadrillé (p 863),
sans pouvoir reproduire sa mise en page particulière :
« Si la lumière s’éteint tu restes seul devant la nuit / Et ce sont tes
yeux ouverts qui t’éclairent / Du jardin montent des bruits que tu ne comprends
pas / De la rouille des feuilles et des branches / L’eau court jusqu’au matin /
Et elle change de voix / Et tout à coup tu penses au portrait blanc qu’encadre
la fenêtre / Mais personne ne passe et ne regarde / Et pas même le vent ne
vient troubler les arbres »
Limpidité de Reverdy, transparence, et arêtes coupantes de cristal. Mais aucun
désir de provoquer le lecteur, de le désorienter. Cette poésie angoissée est
sans expressionnisme. Elle ne joue pas et ne vise qu’un trajet, au plus
exact : de la réalité vécue à « cette émotion appelée poésie ».
Les recueils de cette période sont historiques, bien sûr. Ils ne pourraient
être signés par un jeune poète contemporain, ne serait-ce que parce qu’on ne se
chauffe plus au charbon. Mais les enjeux que pose cette œuvre dans les années
1915-20 me semblent recouper des tensions bien présentes dans la poésie
d’aujourd‘hui : éthique/esthétique, vivre/écrire, réel/image, jeu/ascèse,
forme/liberté, émotion/exactitude, lisibilité/obscurité, moi ?
Donc pas d’embaumement ni de momification.Ce tome 1 des Œuvres complètes
n’est pas un enterrement de première classe, il demande une lecture active
autant qu’actuelle, pour mesurer combien cette œuvre, qui n’a jamais été à la
mode, ne se démode pas. C’est toute la différence, souvent notée par Reverdy
dans ses carnets, parfois avec le dépit de voir que l’un était mieux reconnu
que l’autre, entre le talent et le génie.
par Antoine Emaz
Cette note d’Antoine Emaz sera bientôt complétée par un dialogue avec Yves di
Manno sur les raisons et les conditions de cette publication, vues sous l’angle
de l’éditeur.
Pour mémoire, présentation publiée le 7 février dans la rubrique Poezibao :
Pierre ReverdyŒuvres complètes, tome 1
coll. Mille et une Pages, Flammarion
1500 p. - 30 €
Entreprise chez Flammarion dès 1967, la première
édition desŒuvres complètesde Pierre
Reverdy était épuisée depuis de très nombreuses années. Cette nouvelle édition
entièrement refondue (et considérablement augmentée) remet en perspective
l’ensemble de l’œuvre en deux volumes plus maniables. Elle en permet surtout
pour la première fois une lecture raisonnée. Dans ses grandes lignes, l’édition
suit la chronologie des parutions, où alternent prose et poésie –
indissociables chez Reverdy. Chacun des volumes s’ouvre toutefois sur l’un des
deux grands recueils collectifs constitués par l’auteur lui-même, à la fin de
sa vie :Plupart du tempspour le
tome I,Main d’œuvrepour le
tome II. Viennent ensuite les singuliers « récits » introuvables
depuis des décennies (Le
Voleur de Talan,Risques
et périls,La
Peau de l’homme), les recueils de
pensées et d’aphorismes qui ont rythmé sa vie (le Gant de crin,Le Livre de mon bord,En Vrac), ses derniers ensembles poétiques (La Liberté des mers,Au soleil du plafond) et les nombreuses études sur la peinture et la poésie,
réorganisées pour cette édition afin qu’on en perçoive le vrai cheminement.
Signalons enfin la présence dans les Annexes de deux importants ensembles de
poèmes inédits (dont le mythiqueCadran quadrillé), ainsi que la reproduction en fac-simile de ses tout
premiers recueils (La
Lucarne ovale,Les
Ardoises du toit) tels que l’auteur
les avait lui-même imprimés. (Prière d’insérer)