Tremblements de terre en Haiti : une réflexion anthropologique
Introduction
Edmund R. Leach disait, dans la préface de son livre intitulé « The Unity of Man », L'unité de l'homme (1980 :15), qu'il partage avec l'anthropologue Raymond Firth « la conviction que la description ethnographique n'acquiert de valeur scientifique que lorsqu'elle entre dans des détails presque obsessionnels. » Je souscris à cette conviction. Est-ce pourquoi, je suis toujours à l'affut des faits, car l'anthropologie est empirique. Ce que l'anthropologue cherche à analyser est fait « d'interactions directement observables entre les hommes et entre les hommes et les choses. » Quand j'entends une nouvelle, je me porte sans tarder sur les lieux pour voir de mes yeux l'événement rapporté, questionner les gens et ramasser le plus de détails possible. C'est ainsi qu'à l'issu du tremblement de terre qui a frappé Haïti le 12 Janvier 2010, je me suis lancé dans des recherches tant dans la littérature que sur le terrain. A tel point que certains me demandent si je suis géologue. Ce à quoi je leur réponds que l'anthropologie est holistique et que tout ce qui touche l'homme, l'humanité, m'intéresse en ma qualité d'anthropologue, disciple de l'école de pensée fonctionnaliste, matérialiste, et empiriste, initiée par Frantz Boas, approfondie par Bronislaw Malinowski et suivie par Raymond Firth et Edmund Leach, pour ne citer que ceux-là. Sans compter que je privilégie toujours l'approche historique de tout phénomène, que je considère comme un « fait social total » selon l'acception de terme par Marcel Mauss.
Intrigué par certains commentaires relatifs au tremblement de terre du 12 janvier 2010, non seulement je me suis mis à lire sur le phénomène, mais encore je me suis lancé dans des recherches de terrain, et a échanger avec les gens sur leur analyse du séisme. Mes recherches m'ont amené à Source Matelas, sur la route de Port-au-Prince vers Cabaret, à Thomazeau, et à Macieux, 3ème Section Bras-de-Gauche de la Commune de Côte de Fer du Sud-est, en passant par le Morne Tapion vers Petit-Goâve.
Tout d'abord, me basant sur les écrits de Moreau de Saint-Méry ([1796] 2004) et de Paul Moral ([1961] 2002) ainsi que sur des réflexions de l'ingénieur géologue Claude Prepetit (2010) et du géophysicien Eric Calais (2010), je dirai qu'il n'y a rien d'étonnant qu'un tremblement de terre secoue Haïti et principalement Port-au-Prince. Ensuite, à la lumière de ce que j'ai découvert sur le terrain, je suis en mesure de conclure qu'en dépit du fait que la théorie de la tectonique des plaques n'était pas encore très connue du temps de Moreau de Saint-Méry, ses observations sont d'une exactitude étonnante voire même effarante.
Sans vouloir effrayer mes lecteurs, je ferai remarquer que d'après les observations des auteurs suscités, Port-au-Prince a été frappée par des tremblements de terre presque aussi terrifiants que celui que nous venons de subir et la région peut encore être frappée.
Moreau de Saint-Méry rappelle tout d'abord quelques dates importantes au cours desquelles l'Ile a tremblé : 1564, 1684, 1691, 1701, 1713, 1734, 1751, 1768, 1769, 1770, 1771,1783, 1784, 1785, 1786, 1787, 1788, 1789 . Il rapporte qu'en 1751, par exemple, soit deux ans après la fondation de Port-au-Prince, la terre y trembla des centaines de fois ; les deux secousses les plus violentes durèrent environ 3 minutes. Les deux premières secousses du tremblement de terre du 3 Juin 1770, qui frappa l'Ile entière et détruisit Port-au-Prince, « durèrent ensemble au moins 4 minutes ». Pendant les quinze premiers jours qui suivirent la catastrophe, il y eut plus de cent (100) secousses par jour. De Février 1783 à Octobre 1789, il y eut au moins un tremblement de terre chaque année. Après le tremblement de terre d'Octobre 1751 il y eut une épidémie à Port-au-Prince qui dura jusqu'en Mars 1752. Après ceux de 1770, il y eut aussi une épidémie à Port-au-Prince.
Le Père Scherer, Directeur de l'Observatoire du Petit Séminaire Collège Saint-Martial qui a fonctionné de 1908 à 1966, fait remarquer qu'en plus des faits rapportés par Moreau de Saint-Méry, il y eut des tremblements de terre dans l'Ile d'Haïti au dates suivantes : 1818, 1842, 1860, 1881, 1887, 1910, 1911, 1912, 1917, 1918, 1922, 1924, 1946, 1952, 1956, 1962.
Paul Moral ([1961] 2002 :85) relate que le séisme de 1842 détruisit le Cap-Haitien, Port-de-Paix et Môle Saint-Nicolas, tuant 5,000 personnes au Cap, soit la moitié de la population de la ville. Il indique qu'en 1860 et en 1952, deux tremblements de terre frappèrent durement l'Anse-à-Veau. J'ai ouïe dire qu'il y eut un tremblement de terre à Port-au-Prince en 1983.
Je vais limiter ma revue de littérature sur les textes de Moreau de Saint-Méry et de Paul Moral, puisqu'il s'agit de documents de base à partir desquels bien des commentaires ont été émis. Ces textes sont tirés du tome II de Description topographique, physique, civile, politique et historique de la partie française de l'Isle Saint-Domingue, Moreau de Saint-Méry, ([1796]2004 :719-721 et 1062-1067) et de LE PAYSAN HAITIEN :Etude sur la vie rurale en Haïti) » Paul Moral, ([1961] 2002 :84-85).
Revue de littérature
Après avoir décrit toutes les intempéries auxquelles la Partie de l'Ouest de Saint Domingue, qui est devenue Haïti, fait face, Moreau de Saint-Méry ([1796] 2004 :719-721) fait remarquer que « le vrai fléau de la Partie de l'Ouest celui dont on croit qu'elle recèle la cause dans son sein, celui dont il semble qu'elle pourrait craindre de devenir un jour la victime, c'est le tremblement de terre. » Il observe que : « l'opinion la plus accréditée sur la cause de ce redoutable phénomène c'est que la Partie de l'Ouest, ce qui forme ce qu'on nomme aujourd'hui le Cul-de-Sac et dont la ville de Port-au-Prince occupe un point, est remplie de cavités souterraines qui se propagent dans des directions variées et avec des dimensions différentes, jusqu'à la portion de côte, qui, au Sud de l'Isle, va des Anses à Pitre jusque vers Jacmel. » Il rapporte que certains pensent que dans ces cavités, auxquelles on suppose des communications également souterraines avec la mer, soit à l'Ouest, soit au Sud, se trouvent des substances minérales, que trois puissants agents font servir à ces commotions violentes qui ont déjà produit tant de désastres dans la Partie de l'Ouest. « L'air plus agité dans cette Partie, à cause du golfe qu'elle borde, tend toujours, en se précipitant vers l'enfoncement de celui-ci, à pénétrer dans ces cavités et il en augmente la puissance lorsque les matières pyriteuses enflammées les contraignent à déployer toute son expansibilité. D'un autre côté, poussant avec force une quantité quelconque de l'eau de la mer ou des lacs qui communiquent avec ces cavités, cette eau accélère l'explosion ou y ajoute du moins, par l'air qu'elle procure encore. On peut dire qu'alors les éléments en quelque sorte déchaînés, doivent y produire une commotion d'autant plus effrayante, d'autant désastreuse, que la crise capable de les ramener à l'état d'équilibre, veut un combat plus long et plus opiniâtre. »
Moreau de Saint-Méry insinuait que la théorie de la communication des cavités qui accélère l'explosion des eaux est conforme aux principes de la saine physique, et n'a rien que ne puissent autoriser les circonstances prises du sol et de la conformation de l'espace ou est située Port-au-Prince. Vers l'Ouest le sol est composé de terre légère, et des traces de sel semblent indiquer une communication entre le terrain du Cul-de-Sac et les étangs, dont l'étang saumâtre, qui sont dans sa partie supérieure. Il dit que ces étangs donnent à cet endroit un aspect particulier, et il est assez vraisemblable que, par quelques points, leurs eaux peuvent parvenir, ne fut-ce qu'en s'infiltrant, jusqu'aux matières minérales qui les avoisinent plus ou moins. Il ajoute que la nature montueuse et hachée du sol qui va des étangs gagner la côte Méridionale qui leur correspond ; le caractère évidemment polypeux qu'ont encore les pierres calcaires de ces montagnes ; les fentes, les crevasses, les éboulements que la surface offre fréquemment dans toute cette zone qui touche à la mer de chaque côté ; tout concourt pour annoncer que les matériaux de grandes agitations, et par conséquent de grands désordres, y sont tous rassemblés, et qu'ils ont déjà subi un assez grand travail pour que les exhalaisons souterraines et les feux internes, aient des issues vers l'extérieur.
Il poursuit son argument pour indiquer que le point où se trouve Port-au-Prince et qui se trouve précisément au plus grand enfoncement de la mer du golfe de l'Ouest, a toujours été plus cruellement agité par les tremblements de terre ; c'est qu'à ce point, ajoute-t-il, l'on entend plus ou moins fréquemment un bruit qui semble imiter celui d'un taureau mugissant au loin : bruit qui se propage à d'assez grandes distances, à des périodes plus ou moins rapprochées, quelquefois sans que la terre tremble. Enfin il reconnait que : à chaque tremblement de terre éprouvé dans la Partie de l'Ouest, l'effet des secousses diminue à mesure qu'on est plus éloigné de Port-au-Prince, soit en tirant vers la Partie du Nord de la Colonie, soit en allant dans la direction du prolongement de terre qui finit à Tiburon.
Voila l'explication que Moreau de Saint-Méry donnait des tremblements de terre, parce qu'il ne savait pas, au moment où il écrivait, que les mouvements des plaques tectoniques jouaient un rôle primordial dans les tremblements de terre. Maintenant avec les explications de l'Ingénieur géologue Claude Prepetit et du géophysicien Eric Calais sur la question nous sommes mieux informés. Mais la chronologie des tremblements de terre en Haïti dressée par Moreau de Saint-Méry est aussi intéressante que sa description du phénomène.
Après avoir longuement parlé de la température de Port-au-Prince, sans oublier les saisons sèches, les saisons pluvieuses, la chaleur, la grêle, la foudre, le tonnerre, l'ouragan, Moreau de Saint-Méry ([1796] 2004 :1062-1067) en vient au plus horrible de tous les fléaux de l'Isle de Saint-Domingue en général et d'Haïti en particulier: les tremblements de terre.
Il rapporte que : « les tremblements de terre de 1564, 1684, 1691, 1701, 1713 et 1734, ont été éprouvés d'une manière très sensible dans l'Isle de Saint-Domingue ; mais ce fut la Partie Espagnole qui en ressentit les cruels effets. »
Il dit que : « le 18 Octobre 1751, à deux heures après-midi, d'un temps calme et serein, la terre trembla au Port-au-Prince avec deux secousses violentes, qui durèrent environ 3 minutes. La terre eut jusqu'au 25, des balancements, comme si elle n'avait pas trouvé d'assiète (sic). La ville de Santo-Domingo perdit plusieurs édifices. Le 28, on éprouva trois secousses ; le 29 deux, et le 19 Novembre encore deux extrêmement fortes.
Le 21 Novembre, à 8 heures du matin, durant un calme profond, il y eut une légère secousse au Port-au-Prince. Des secousses plus violentes suivirent. Une seule des maisons de maçonnerie ne fut pas renversée. Quelques unes de charpente tombèrent. Les casernes, le magasin général et une aile de l'intendance s'écroulèrent. Le 22, les bâtiments qui avaient résisté la veille furent détruits, et du 19 au 22, la terre ne fut pas stable un seul instant. Du 22 Novembre au 8 Décembre, il y eut 25 secousses, et pendant près d'un mois, nul homme n'osa se placer sous un autre asile qu'une tente. Les ravages de tant de secousses furent sensibles depuis Léogane jusqu'aux Gonaïves. »
Il fait remarquer que tous les mouvements furent constamment dirigés de l'Est à l'Ouest. La terre trembla aussi pendant tout ce temps au Cap, mais aucune maison ne fut renversée. Cependant quelques personnes se jetèrent par frayeur, des fenêtres du premier étage dans les rues. Au Port-au-Prince, la terreur rendit plusieurs soldats épileptiques.
Jusqu'au 27 Décembre 1767, quand la terre trembla vivement à quatre heures et demie du matin, mais sans causer de dommage, il n'y eut aucun séisme dans la colonie.
Moreau de Saint-Méry note que le 10 Octobre 1768, il y eut trois secousses, et une seule le 14Août 1769.
Il poursuit pour dire que : « la terre trembla le 20 Janvier et le 12 Avril 1770 ; mais l'époque du plus grand désastre, fut le 3 juin de la même année, jour de la Pentecôte. A sept heures et un quart du soir, l'Isle entière éprouva un tremblement de terre précédé d'un bruit sourd, semblable à un rugissement. Les deux premières secousses, ressenties au Port-au-Prince et qui se suivirent de très-près, durèrent, ensemble au moins 4 minutes, et pendant cette succession de mouvements d'ondulation de l'Est a l'Ouest et de trépidation, la ville entière fut renversée ; la poudrière seule résista et s'ouvrit seulement...
De moindres secousses succédèrent à ces deux premières, mais elles auraient été capables de renverser des villes. La lumière pâle de la lune écalera une nuit pendant laquelle la terre, pour ainsi dire flottante et s'agitant dans tous les sens, faisait craindre à chaque instant le sort de Lisbonne.
Le jour montra toute l'horreur de cette scène déchirante. Un sol entrouvert en mille endroits, des défenseurs de la patrie ensevelis sous les ruines des casernes ou des hôpitaux, des prisonniers écrasés sous les débris de la geôle, des montagnes voisines de la ville dégradées et affaissées ; enfin, des monceaux de décombres couvrant toute l'étendue d'une ville, où il n'y avait plus d'autre abri que celui des arbres, qui indiquaient la direction des rues... »
Il ajoute que : « les malheurs du Culs-de-Sac ne le cédèrent point à ceux de la ville. La Rivière blanche cessa de couler ; on vit sortir des différentes crevasses, formées sur plusieurs habitations, une eau pleine de sel et de souffre, qui ne pouvait servir ni pour désaltérer ni pour fertiliser les terres. La montagne de la Selle et la montagne Noire, écroulées en plusieurs points, firent disparaitre les anciens chemins, et au Trou-Bordet et au Lamentin, c'était le même spectacle de désolation ; l'on ne découvrait plus de demeures ni de bâtiments de manufacture... »
Un détail intéressant et qui pourrait servir de modèle de comportement pour nos dirigeants dans la gestion de l'urgence suscitée par le tremblement de terre du 12 Janvier. Moreau de Saint-Méry rapporte que le 15 Juin, soit 12 jours après le séisme du 3 Juin 1770, le conseil supérieur du Port-au-Prince, extraordinairement assemblé sous une tente dans la cour du gouvernement, prit des mesures pour faire mettre à l'abri les actes des dépôts publics et pour constater quelles personnes avaient péri dans ce fatal événement. Il prononça aussi la résiliation des baux de toutes les maisons de la ville, à compter du jour de leur destruction. Ceux qui pensent que l'Exécutif aura tort d'installer son Quartier général sous des tentes dans la Cour du Palais, gagnerait à se référer a la décision du conseil supérieur de Port-au-Prince en 1770.
Moreau de Saint-Méry nous renseigne que pendant les 15 premiers jours qui suivirent l'épouvantable catastrophe du Port-au-Prince, il y eut plus de cent secousses par jour et à la fin du mois d'Octobre la terre avait encore des mouvements, quoique de faible intensité. Des pluies légères vinrent à la même époque, faire cesser l'épidémie dont cette malheureuse ville était affligée depuis le mois de Juin.
Il fait remarquer que le 10 Juillet 1771, la terre trembla à 6 heures du matin dans la direction du Nord au Sud ; et que la secousse fut de deux secondes.
Il dit que : « on n'observa point de tremblement de terre très sensible depuis lors jusqu'au 11 et 12 Février 1783, qu'il y en eut trois, dont deux furent assez forts. Et c'est alors que commença la série où pendant six ans il ne se passa pas une année sans au moins un tremblement de terre. Au mois de Juillet 1784 on en sentit deux légers dirigés de l'Est à l'Ouest ; un le 28 Août et un le 11 Décembre. On en ressentit un de violent le 20 Juillet 1785, dirigé du Sud au Nord, mais sans accident. Un du même genre le 29 Août 1786, et un semblable, mais dirigé de l'Est à l'Ouest, le 13 Janvier 1787, après 8 jours de brise d'Est violente, et deux secousses le 23 Avril ; durant la première et plus d'une minute après, le mercure du baromètre oscillait la direction était du Sud au Nord.
Le 19 Mai 1788, il y eut une très forte secousse arrivée à deux heures du matin, et une pareille le 6 Octobre 1789, à une heure et demie de l'après-midi...
Apres le tremblement de terre de 1770, il y eut aussi une épidémie au Port-au-Prince et dans les environs.»
Il y eut certainement plusieurs tremblements de terre en Haïti après ceux de 1789. Paul Moral, ([1961] 2002 :84-85) rapporte que deux grands séismes, l'un en Mai 1842 et l'autre en Septembre 1887, ont durement frappé le Nord d'Haïti. Il avance que :
« les deux grands séismes du 7 Mai 1842 et du 23 Septembre 1887 ont probablement pris naissance au niveau des failles qui limitent au sud de Bartlett ; celui de 1842, le plus violent, a complètement détruit les agglomérations du Cap-Haitien, de Port-de-Paix et du Môle Saint-Nicolas ; au Cap, 5,000 personnes - la moitié de la population - ont péri, noyées par un raz-de-marée de 5 m de hauteur ; en 1887, la petite ville du Môle Saint-Nicolas a été de nouveau ravagée. Le 8 Avril 1860 et le 27 Octobre 1952, la région d'Anse-à-Veau, sur la côte du Canal de la Gonâve, a été durement éprouvée par des tremblements de terre dont l'origine parait liée à la faille de direction E-W qui passe par le saut de Baril, à quelques kilomètres au sud de Grande Rivière de Nippes (faille séparant les basaltes crétacés et les calcaires éocènes) ; en Octobre 1952, plusieurs milliers de mètres cubes de matériaux se sont détachés du sommet de la chute de 70 mètres de haut, cependant que des fissures nombreuses se sont développées en arrière, dans les calcaires massifs du plateau de Rochelois. »
Nous savons par ailleurs que, le 6 Octobre 1911, une rupture de la faille Ocoa - Cerca-la-Source occasionna un tremblement de terre de magnitude 7.1 qui causa des dégâts à Hinche, à San Juan et à Azua. Il est vrai que cette faille qui touche le « Bassin Central » de Paul Moral n'est entrée en activité qu'une fois à notre connaissance. Mais il faut s'en souvenir.
Recherche de terrain
Les découvertes que j'ai faites et les informations recueillies au cours de mes recherches de terrain à Source Matelas, à Croix-des-Bouquets, à Morne Tapion et à Macieux, 3ème Section Communale de Cote-de-Fer, après le séisme du 12 Janvier 2010, confirment les observations de Moreau de Saint-Mery et de Paul Moral sur le phénomène des tremblements de terre en Haïti.
Alerté par des nouvelles entendues a la radio après le tremblement de terre du 12 Janvier, je me suis rendu jusqu'à Port-Salut le Mercredi 27 pour me faire une idée des dégâts causes dans cette partie du Pays étant donné que le séisme est le résultat d'une fracture de la faille de la presqu'ile du Sud qui va de Tiburon au Lac Enriquillo en passant par la zone de Port-au-Prince. Les grandes fissures que j'ai constatées sur la route à partir de Merger entre Carrefour et Léogane jusqu'à Petit-Goâve fut la première confirmation des faits rapportés par Moreau de Saint-Mery en décrivant les fissures laissées par les tremblements de terre de 1751 et de 1770. J'ai relevé des fissures d'environ 10 m de long sur environ 10 cm de large au niveau de Carrefour-du-Fort, peu après Léogane, à Carrefour Faucher, et à Morne Tapion. Un affaissement de la route est constaté juste avant le pont de Carrefour Faucher. Les ponts de Carrefour Faucher et de Grand-Goâve sont fissurés et présentent un grand danger.
A Morne Tapion, sur le versant donnant sur Petit-Goave, un glissement de terrain occasionnant la chute de gros rochers a occasionné la mort de 19 personnes que transportait un minibus écrabouillé par l'éboulement le jour du tremblement de terre, selon ce que rapportent des témoins. Sur la route du retour de Port-Salut le 28 Janvier notre véhicule a été pris dans un embouteillage qui a duré plus d'une demi-heure en raison d'un container qui avait chaviré avec toute sa cargaison juste en dessous de l'éboulement. Nous n'avons pu continuer notre route que grâce a une brigade des Nations Unies munie d'engins lourds qui a remorqué le container. Devant le danger imminent d'un autre accident mortel j'ai appelé la responsable des travaux d'infrastructure du cabinet présidentiel. Elle m'a passé le Directeur général des Ministère des Travaux Publics Transport et Communication. Je lui ai demandé d'envoyer une équipe sur le terrain. Il m'a dit n'avoir pas été averti de ce danger ; mais qu'il était au courant des fissures sur la route. Le Dimanche 7 Février en revenant de Cote-de-Fer, j'ai vu un accident entre trois voitures sur le site de l'éboulement. On m'a signalé que peu de jours avant, un véhicule a été écrasé au même endroit sans perte en vie humaine, heureusement.
Informé par l'agronome Ematel Belance, cadre du Ministère de l'Environnement que des sources avaient jailli à Source Matelas le Jour du Tremblement de terre, le Jeudi 4 Février, après une séance de psychothérapie, organisée par une équipe de psychologues cubains et un groupe d'artistes haïtiens au profit d'une centaine d'enfants, au Parc de Croix-des-Bouquets, je me suis rendu a Source Matelas sur la 9eme Section Communale de Cabaret, avec les artistes. Nous avons repéré plus de six sources d'où jaillissait de l'eau, une eau quelque peu saumâtre, en si grande quantité que les habitants s'en servent pour irriguer la terre sèche en aval. Un jeune homme me dit que le terrain de football du village est transformé en espace irrigué pour ensemencer. Le coordonateur du Conseil d'Administration de la Section Communale (CASEC) Section, Roosevelt Fils-Aimé m'a informé que le tremblement de terre a occasionné 33 décès, a détruit 5000 maisons et endommagé 2814 maisons travers les 9 localités de la 9ème Section. Je souhaiterais que la direction de la Protection civile du Ministère de l'intérieur vérifie ces chiffres ; il m'est difficile d'imaginer une Section communale, si déboisée puisse loger plus de 40.000 personnes a raison de 6 personnes environ par famille. Tout ce que je puis dire c'est que les gens que j'ai rencontrés sur les lieux sont inquiets face à ce phénomène qu'ils n'arrivent pas à expliquer. De l'eau qui jaillit en abondance en pleine saison de sécheresse les étonne et leur fait peur. L'un d'eux m'a même fait remarquer qu'à chaque fois qu'un hélicoptère passe en amont des sources le débit augmente. Une illusion ! Peut-être. Mais, la crainte d'une épidémie ou d'une autre catastrophe est réelle.
Ayant entendu que des sources jaillissaient aussi dans la Commune de Thomazeau, je m'y suis rendu le Samedi 6 Février à 8 :30 A.M pour observer le phénomène par moi-même. Je me suis fait accompagner par l'ex-comptable du Ministère des Affaires étrangères originaire de la Commune. Quelques kilomètres avant l'entrée du bourg de Thomazeau nous avons rencontré, à la localité Trou Caïman, une population aux abois. Des sources giclaient de partout dans leurs maisons et dans leurs cours. Il m'a été rapporté que 142 familles se trouvaient dans l'impossibilité de vivre dans leurs maisons, d'une part en raison du tremblement de terre du 12 Janvier qui les avait endommagées, d'autre part, et surtout à cause des sources qui jaillissaient partout. Il était pénible de voir des enfants marcher pieds nus dans l'eau boueuse. Les adultes presque les larmes aux yeux me suppliaient de prendre les noms des propriétaires, dans l'espoir d'une éventuelle intervention du pouvoir central.
J'ai relevé 44 noms de propriétaires dont 18 femmes. Comme pour les taquiner je leur ai demandé si les femmes de Trou Caïman étaient en majorité chefs de famille. Cela a provoqué le fou rire de tous. Au fait la majorité des gens trouvés sur les lieux étaient des femmes et des enfants. Plusieurs femmes m'ont montré des signes de grattelles sur leur peau et m'ont informé que les enfants avaient commencé à souffrir de diarrhée depuis l'appariation des sources. Craignant l'irruption d'une épidémie dans la région j'ai alerté le Dr Claude Suréna, responsable de la logistique santé, ainsi que la Cheffe de la délégation cubaine Dr. Yiliam Jimenez Exposito. Le Mercredi 10 Février je suis retourné sur les lieux en vue de préparer l'arrivée d'une équipe médicale cubaine. Léon Albert, le propriétaire d'une grande maison capable de loger une dizaine de personnes a offert gratuitement sa maison pour l'installation d'un centre de santé provisoire. J'ai profité de ce voyage pour visiter le Centre de Santé de Thomazeau situé à moins de 5 km de Trou Caïman et où travaillent 5 médecins dont 4 Haïtiens et 1 Cubain. Aucun d'eux n'était au courant du fait que l'eau avait envahi les maisons au point de mettre la santé des habitants en péril.
Le même Samedi 6 Février j'ai quitté Port-au-Prince à 2 :30, accompagné de mon chauffeur en direction de la Commune de Côte-de-Fer dans le Département du Sud-est. Elicé fut le premier à me raconter que deux montagnes s'étaient rencontrées dans la région de Bainet d'où il est originaire. Me fiant à ses dires je lui ai demandé de m'accompagner dans mon voyage de recherche sur ce phénomène qui m'a paru pour le moins surprenant. Car, comme je lui ai fait remarquer ce qu'il me dit va à l'encontre du proverbe haïtien qui dit : « de (2) mòn pa janm kontre . »
A mon grand étonnement, chemin faisant, je me suis rendu compte que mon chauffeur, mon guide ne savait comment arriver sur les lieux. Après un long détour par Fond-des-Blancs où nous avons dû demander par où passer pour arriver à Carrefour Georges, le seul point de repaire dont il se souvenait, après nous être fourvoyés à maintes reprises, nous sommes finalement arrivés à Macieux, 3ème Section de la Commune de Cote-de-Fer, qui touche la 9ème Section des Palmes, Petit-Goave au Nord-est. C'est là qu'a eu lieu l'éboulement en question. Rien à voir avec Bainet. Il était 8 :30 P.M. alors que d'après les informations de mon guide il nous faudrait au plus 4 heures de voyage ; nous aurions dû arriver vers les 6 :00 P.M. Fatigués, après une brève conversation avec la demi-douzaine de personnes que nous avons réveillées de leur sommeil, nous nous sommes installés dans le véhicule pour passer la nuit. La propriétaire de la cour où nous avons garé le véhicule (tout le monde dormait à la belle étoile), a été assez gentille pour nous passer deux draps et deux oreillers. Je suis persuadé qu'elle s'en est privée ; l'odeur du parfum qui s'en dégageait a éloquemment parlé. Il faisait un froid de canard. Le véhicule était couvert de givre le matin.
Vers 6 :30 A.M, guidés par deux généreux hommes du village, nous sommes partis à la découverte du phénomène. Il s'agissait d'un éboulement assez effrayant en effet : le déplacement d'un pan de Morne Jakson sur plus de 100 mètres, direction Ouest-Est. Nous avons traversé la rivière Mapou 15 fois avant d'arriver assez prêt pour observer le désastre. L'éboulement a emporté dans sa trajectoire 13 maisons, enseveli 3 enfants de plus de 12 ans, c'était des écoliers. Ils s'appelaient : Louibien Corvil, Eric Donalson Etienne, et Peterson. Le pan de montagne s'est jeté sur la montagne placée a l''Est obstruant la rivière Mapou. Un lac artificiel commence a se remplir. Il y a lieu de craindre une grande avalanche capable d'emporter tout le marché de Carrefour Georges situé en aval. La visite d'un ingénieur géologue s'avère indispensable, tant pour évaluer l'éboulement que pour porter une assistance technique pour les bâtiments endommagés. Le représentant de la Protection civile de la Section, m'a fait montré une fissure qui longe le Centre de santé et l'Ecole nationale, tous deux fissurés ; d'où une autre raison pour qu'un ingénieur géologue aille sur les lieux le plus tôt possible. Après plus de deux heures de marche nous sommes revenus à Macieux où l'aimable propriétaire, qui nous avait si bien accueillis la veille, nous a servi un bon café et 4 oeufs bouillis accompagnés du pain préparé dans la région.
Il était environ 10 :00 A.M[ quand nous sommes partis après que j'aie pris la précaution de nous faire accompagner par quelqu'un pouvant nous guider. Nous avons rencontré le coordonateur du Conseil d'Administration de la Section (CASEC). Apres s'être excusé de n'avoir pas pu nous rencontrer plus tôt et avoir fait remarquer qu'il n'a reçu aucun appui depuis le séisme, il m'a fourni de précieuses informations sur la Section :
Population : 10.827 ;
Personnes décédées : 8 ; Personnes retournées de Port-au-Prince: 900 ;
Maisons détruites par le séisme : 43 ; Maisons endommagées : 827 ;
Ecoles endommagées : 9 ; Eglises détruites : 4.
Sur la route du retour j'ai rendu visite a l'Eglise Wesleyenne ou le Pasteur Clervaux Hyppolite m'a présenté a une assemblée de plus de 300 fidèles. Je leur ai parlé de l''objet de ma visite dans la région et leur ai présenté les salutations du Président Préval. A ma sortie Pasteure Marie Thérèse Pierre, la deuxième femme pasteure de l'Église Wesleyenne en Haïti, m'a montré les grandes fissures de leur Ecole vieille de 40 ans et souhaiterait qu'un ingénieur vienne en faire l'évaluation.
L'isolement de la Section est flagrante ; impossible de trouver un réseau pour utiliser le téléphone mobile. La route carrossable qui y mène passe au milieu d'une immense ravine qui mesure plus de 40 m de large par endroit sur une longueur de plus de 4 km. Il s'agit de Grande rivière qui ramasse les eaux de rivière Mapou et celle de Bras-de-Gauche qu'elle va verser à la mer près de Bainet.
Conclusion
A partir de tout ce qui précède il ne serait pas exagéré de conclure que Port-au-Prince n'est pas le lieu le plus sûr du territoire national. Les tremblements de terre y sont communs et la plaine du Cul-de-Sac voisine est parsemée de fentes et de crevasses qui semblent laisser croire qu'il y a une communication entre le terrain du Cul-de-Sac, la mer et les étangs avoisinants. L'architecture des maisons dites « gingerbread » semble être une réponse à la nature du sol de la région. Le Plateau Central, que Paul Moral préfère appeler Bassin Central, entre Saint Michel de l'Attalaye et Cerca-la-Source, semble être la région le plus à l'abri de désastres naturels : tremblements de terre, éboulements ; cyclones, ouragans etc. de toute Haïti ; le sol y est plus ferme. Il faudrait en tenir compte dans tout plan d'aménagement du territoire à venir. Quoiqu'il ne faille pas oublier que même cette région a subi les chocs du tremblement de terre du 6 octobre 1911. D'où la nécessité d'aborder la question de la reconstruction du pays avec prudence. L'Isle entière est traversée par des failles de plus ou moins grande importance. Il nous faut apprendre à vivre avec et à éduquer la population en conséquence.
S'il faut reconstruire Port-au-Prince, il faudrait penser sérieusement à la formule parasismique doublée de constructions très légères. De plus, il faudrait prendre des dispositions pour que toutes les constructions à venir soient faites par des compagnies attitrées, non seulement à Port-au-Prince, mais à travers le pays qui est traversé par deux importantes failles. Il serait bon de revenir avec la formule « Cité » des années 1950 dans les grandes villes. De plus il serait intéressant que les géologues cherchent à voir s'il y a une corrélation entre la montée des eaux du Lac Azuei, de l'Etang de Miragoâne, de l'Etang Bois-Neuf, près de la rivière de Montrouis, et le tremblement de terre du 12 Janvier 2010.
Port-au-Prince, 5 Mars 2010.
Dr. Jean Rénald Clérismé
Anthropologue