Il n’y a pas à dire qu’on aimerait planter un arbre avant le gel : il faut le faire. A racines nues naturellement, seul moyen de savoir sans tromperie « à qui l’on a affaire ».
L’arbre que choisit l’homme ce jour de novembre en pépinière avait quelque chose de sensé qui pouvait faire peur. De la radicelle à la ramille il affichait un quant-à-soi, comme un souci d’indépendance, ce qui justement attira l’attention du vieux : et c’est pourquoi le vendeur interrogé a pu dire par la suite que l’arbre avait choisi le vieux autant que l’inverse. Un mètre soixante-quinze tous les deux. L’arbre : d’espèce fagus, variété purpurea, aimant les sols draînés. Le vieux : d’essence aussi noble, du même genre inflexible, sec au besoin dans une demeure qui prenait l’eau et qu’il gardait surtout pour la raison que ses neveux voulaient la lui faire vendre.
Quand il revint avec son arbre ficelé sur la galerie de l’antique DS, il eut bien l’impression d’entendre Marie-Louise murmurer du La Fontaine entre ses dents : « Passe encore de bâtir, mais planter à cet âge ! » Marie-Louise est la gouvernante. Elle fait une cuisine grasse, comme il convient à un octogénaire auquel les analyses de sang n’ont plus rien à dire. Bien sûr elle lave, coud, repasse, époussette. Elle l’aide aussi à la toilette les mardis et samedis matins. Le va-et-vient savonneux des mains de cette forte femme sur sa peau des pieds au cou, devant, derrière, est à la fois un des plaisirs et une des humiliations de sa semaine. « Que voulez-vous, clame Marie-Louise, sans ça il ne se laverait plus du tout depuis le décès de Madame ! »
Pour le reste de son bonheur, ou plus modestement de sa raison de durer encore, il y a les arbres du parc. Passons sur le bosquet de charmes sans grâce planté par un grand-père trousseur de bonnes. Laissons le houx verni, tout de piques et de boules rouges pour les bouquets de Noël. Ignorons le laurier, juste bon à couronner l’âne cacochyme gardé à la mémoire de la défunte. Nous ne retiendrons que le cèdre du Liban justement rapporté de là-bas par le trisaïeul Amaury, ample, sombre, puissant comme une fatalité ; le séquoia planté par Enguerrand, aussi vieux que la peur de mourir, deux fois plus haut que la tour d’angle, si haut que le ciel d’automne semble s’appuyer à sa pointe pour ne pas tomber d’ennui ; et le chêne, planté par Thibault, plus chenu qu’une barbe d’empereur, trapu comme vingt, sain comme la Banque de France, ombreux déjà vers 1750, puisque s’y s’adossa Voltaire, dit la chronique familiale, le jour où le philosophe fit halte chez le baron sur la route des Délices.
La vue de ces vaisseaux immenses amarrés au fond de la prairie, le jeu du soleil et du vent dans leurs voilures, leurs chants, leur oscillation douce, leurs oiseaux bondissants comme des mousses dans les cordages, tout, jusqu’aux infimes grincements de leur mâture, ravissait le vieil amiral en toute saison. Il aurait pu s’en satisfaire, remercier la lignée et la conclure ainsi, sans éclat, au fil de ses périples immobiles. Pourquoi s’est-il avisé un matin qu’il risquait de déchoir, lui, Baudouin du Vault de Belmart, seul de sa race et dernier du nom, s’il partait sans avoir planté ?
Marie-Louise s’était donc munie de bottes, d’une bêche et d’une pioche pour creuser au centre de la prairie le trou de « l’arbre de Monsieur ». Et Monsieur, cassé, regardait ébahi s’actionner les reins, les bras, toute l’imposante structure de cette femme sans âge défini, sans désir connu, comme d’un sexe à part, et qui, depuis trois ans, évitait au vieux baron de finir clochard.
L’arbre aussi semblait regarder en coin l’apprêt de son avenir séculaire en ce lopin de vieille France. Monsieur le baron le tenait debout par le col, le toisant toutes les deux secondes d’un regard de patriarche content de sa descendance. On le sentait impatient d’enfouir les racines, dès qu’il plairait à Marie-Louise.
Et ce fut fait. La gouvernante dut encore enfoncer le tuteur à la masse et porter l’arrosage à seaux répétés depuis la buanderie. La nuit tombait. Sitôt bu son potage, elle s’en fut se coucher bien lasse.
Le lendemain matin, elle ne trouve pas Monsieur dans la cuisine. Ni dans sa chambre. Elle appelle, par toute la bâtisse ; sort dans le parc ; croit s’évanouir en découvrant, là, bien au centre de la prairie, à l’endroit même où l’on avait planté le baliveau la veille au soir, un hêtre pourpre gigantesque, fagus purpurea en majesté, tronc de pilier de nef, embranchement d’autoroute, cime à gratter les nuages.
Un chantonnement venait de là. La gouvernante appelle, les mains en porte-voix
: « Monsieur !…Monsieur !…Monsieur le baron !…Baudouin ! » « Voilà, voilà, soupira le vieux assis dans la maîtresse fourche de son arbre, j’arrive. Va chercher l’échelle. »
Arion
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Un clin d’oeil du Chat :