Petit foufou peut être moins visible que ses compañeros d'une littérature post-moderne dont il critiquait l'imprécision du terme, Gilbert Sorrentino a pourtant laissé un sillon bien tranchant dans nos bibliothèques. Pour les anglophones elles sont faites de briques estampillées Grove Press, Dalkey Archive ou Coffee House Press, trois maisons dont on ferait bien de s'inspirer par ici & qui n'ont pas leurs burnes en berne. En France, la publication de l'œuvre de Sorrentino suit deux parcours bien distincts. Il y a d'abord un recueil de nouvelles et un roman chez Actes Sud. Fastoches à lire. Sans véritable risque éditorial... quoique. Bien. Mais il y a surtout cette fantastique maison grenobloise des Cent Pagesqui fait, main dans la main avec Bernard Hoepffner, un travaille d'édition courageux & précieux. Ainsi voilà Mulligan Stew/Salmigondis publié pour la première fois en 1979 outre-atlantique & enfin disponible en français depuis (à peine) 2006. & ce mois-ci, voilà arriver deux textes... que dis-je : trois ! Red le démon dont François avait déjà parlé & donc Steelwork, La Folie de l'Or, deux livres bien différents, deux romans sujets d'un article schizophrène qui, mesdames & messieurs, commence maintenant :
Le réalisme paroissial
Steelwork est le deuxième roman de Sorrentino, jusque là plutôt connu en tant que poète et éditeur chez Grove Press (mythique, mythique Grove Press). L'ami Gilbert est toujours classé chez les postmodernistes (Mulligan Stew oblige évidemment), ce qui est tout de même réducteur. Les nouvelles de Lune dans son envol ainsi que Red le démon (tout juste republié chez Cent pages également) pointent dans une toute autre direction qu'on pourrait appeler, juste pour rire et seulement deux secondes, « réalisme paroissial ». Enfant de Brooklyn, Sorrentino a très largement représenté et mis-en-scène son quartier et ces gens. Dans Red le démon, c'était sous un angle de pure cruauté, tellement excessif que ça en devenait drôle. Les nouvelles de La lune dans son envol laissaient passer un peu plus d'oxygène tout en détaillant des choses parfois très dures. Dans Steelwork, on est un peu entre les deux (et d'ailleurs Red et sa grand-mère y font déjà un tour). A travers une série de vignettes donnant à lire des situations, des rencontres, des conversations entre 1935 et 1951 (et présentées sans souci chronologique), Sorrentino fait un portrait très vivant et très dur de Brooklyn. L'éditeur nous signale qu'on va de la dépression à la guerre de Corée, ce qui est juste, mais la dépression est finalement assez peu représentée : ce sont les époques des guerres suivantes qu'on vit le plus. En gros : comment sortir de la merde en faisant la guerre. Faut dire que ce sur quoi s'attarde Sorrentino est moins la misère économique (ça, c'était pour Red) que la misère sexuelle et intellectuelle. Pas que ces personnages ne baisent pas : au contraire, ils baisent beaucoup. Mais leur baise est toujours problématique : soit entâchée par l'impression de s'adonner à quelque chose de mal et de sale (la culpabilité chrétienne est quelque chose qui revient toujours dans l'œuvre de Sorrentino) ; soit parce qu'elle s'inscrit dans une relation de pouvoir et de soumission. Dans les deux cas, toute notion de véritable jouissance et, simplement, de beauté est évacuée. En ce qui concerne la misère intellectuelle, on est bien obligé d'admettre qu'on est face à une galerie de personnages plus que bas du front. Alcooliques, arnaqueurs, faussaires, violents, corrompus, avides…
Et voilà donc un portait bien négatif. Il n'y a en effet pas un seul personnage auquel le lecteur à la dérive se raccrochera dans sa quête d'un être humain à sauver de ce panier de crabe. Pourtant, Sorrentino aimait Brooklyn. Pourquoi le dépeint-il ainsi ? La réponse est assez simple : malgré toute la noirceur, le bilan est, en fait, étrangement positif. Premièrement, il y a l'impression que tout ce qui arrive à son casting de prolos new-yorkais est plus de l'ordre d'une fatalité, d'un automatisme, d'un quelque chose qui leur tombe dessus et qu'il décrit parce que c'est ainsi plus que parce qu'il s'agit de dénoncer. Son réalisme, contrairement à celui des années '20 et '30 dont il est, ça surprend, héritier, n'est pas politique. On peut le lire politiquement, mais ce n'est pas à ça qu'il joue, lui. Ensuite, et bien plus essentiellement, il y a l'écriture. Sorrentino a une oreille (et un plume) incroyablement sensible aux nuances du parlé de Brooklyn (et c'est là qu'il faut, une fois de plus, saluer le travail de son traducteur, Bernard Hoepffner), et c'est dans cette transcription, dans cette adaptation pour la littérature de cette oralité que le petit cœur de Steelwork bat vite, très vite. Il est tout à fait impossible de lire plus de vingt pages de ce texte sans se rendre compte que son écriture est, en soi, une déclaration d'amour au quartier qui l'a vu naître. De ce style, de cette façon d'écrire et de décrire Brooklyn et ses gens surgit aussi l'autre force du roman : son humour. Tout est noir, mais drôle. Il y a là dedans comme une sorte de « gallows humor » qui rend supportable ce qui est déprimant. Sorrentino déploie aussi ici un travail sur le cliché qu'il entreprendra son œuvre durant : les clichés populaires révèlent les croyances bien ancrées autant qu'ils peuvent faire rire mais ils pointent aussi vers quelque chose qui a été. En reprenant des phrases, des images qui sont devenus de poids morts rhétoriques et en les retravaillant, on pourra revoir le passé et transformer une certaine vision du présent, en soi déjà un cliché. Ou quelque chose du style. En tout cas, Steelwork, même si c'est une réédition (la troisième depuis 1999) est un des romans les plus réjouissants de ce début d'année.
Interlude à caractère personnel et donc hautement zappable.
Une anecdote. Il m'était revenu l'an passé que mon article sur La lune dans son envol de Sorrentino n'avait pas vraiment plu à un éditeur qui pensait que j'aurais au moins pu en dire du bien (à le relire aujourd'hui, je me rends compte que le mal que j'en dis n'est que réserve). Le sous-entendu que je détectais derrière, grand paranoïaque persécuté que je suis, c'est bien évidemment « vu qu'on lui a fait l'honneur de lui envoyer un SP, il pourrait au moins essayer de le vendre un peu mieux ». Eh oui, les bloggers, qu'on dit si indépendants, s'achètent très facilement à coup de livres gratuits. Je vous dis donc que j'ai payé 18€ pour Steelwork, que c'est très bien (quel dommage donc que ce ne soit pas chez le même éditeur) et qu'il n'y a aucun rapport entre débours et enthousiasme. Enfin, je crois. Il y aura toujours quelqu'un pour dire le contraire.
Interlude à caractère universel (we wish !)
Le dictateur Joseph Mobutu n'est plus mon meilleur ami vous savez. Mon nouveau meilleur ami est Gilbert Sorrentino.
Ça tombe donc plutôt bien toutes ces histoires de cowboys & de gars de l'ouest qui n'ont pas peur de foutre un peu de sable dans leurs tiags. Il y a deux jours Arte passait un Thema sur John Wayne dans lequel plusieurs types à la sexualité mal établie & quelques actrices mal coiffées affirmaient, sans lâcher la chique des joues, que John Wayne (dont le vrai nom était en fait Marion Robert Morrison... c'est moins pistolero d'un coup) ne représentait pas l'Amérique mais était l'Amérique. Une Amérique plutôt de droite oui, ultra conservatrice c'est sûr, barbecue & pêche au gros ça va sans dire. Mais ça n'est pas vraiment mon sujet. Le Duke est mort d'un cancer contracté lors du tournage d'un western qui se passait en plein désert du Nevada (ceux qui ont lu le dernier Lydia Millet savent les mauvais nuages qu'on y rencontre) & j'ai envie de dire : bien fait mon cochon ! Aujourd'hui je voudrais vous parler d'une bande de cowboys à la coule qui évoluent, tant bien que mal, dans un roman à la coule de Gilbert « Metafictional » Sorrentino, qui sera toujours dans nos cœurs de jeunes lecteurs romantiques & démocrates un écrivain à la coule. Ça fait pas un pli.
Hi-dee-ho you tiny fric-frackers out there !
Bien plus facile à résumer que la métafiction ultime qu'est Salmigondis, La Folie de l'Or est l'histoire, presque limpide, d'une bande de cowboys, de ranchers ratés qui, sous l'impulsion d'une bonne histoire racontée au coin du feu & d'une carte donnée par un indien dont on ne saura rien à part qu'il s'est planté sur toute la ligne, partent chercher de l'or dans le désert de l'Old West. Il y a des méchants, dont le chef est un certain Del Pinzo, il y a du Pan ! Pan ! dans l'air, bizarrement pas de bagarres de saloon mais un paquet de belles pépées (même si tout ceci est rapporté au discours indirect). Il y a aussi un revirement final qui sous entends presque une morale humaniste (vanité des illusions qui poussent à la folie) puis un autre qui replonge nos amis dans un nouveau récit que l'on ne connaîtra jamais.
Il y a surtout cette façon particulière de Sorrentino de raconter son histoire & qui, dans une soudaine flemme critique, me ferait dire que La Folie de l'Or est un roman PoMoulipien. Car, mais à mon avis tout le monde est déjà au courant, ce texte est entièrement, entièrement, composé de questions. Je vois d'ici la mer déchaînée de vos sourcils dubitatifs & pourtant c'est la stricte vérité. Je pourrais vous dire que, malgré ce procédé, la lecture du livre n'en est pas bouleversée & ça serait un gros mensonge. Je pourrais vous dire aussi que ça n'est là qu'un gadget visant à épater les copains & montrer ses couilles aux bourgeois & je m'en voudrais toute ma vie parce qu'il se trouve que cette armée de questions nous dépose une sacrée bombe à retardement au cœur même du récit. Il y a, indéniablement, un suspens infini de série B. là-dedans qui pourrait bien nous pousser à tourner les pages d'un doigt tremblant & moite d'inquiétude. C'est certain, mais pas que. Le système de la question infinie, de l'instabilité intrinsèque du texte remet en cause chaque fragment que l'on vient d'ingurgiter. Alors je vais passer allègrement sur le thème de la « crédibilité du narrateur » pour faire plaisir à l'ami Lamm & parce qu'il a parfaitement raison, parce que c'est un sujet déjà mille fois abordé, presque trop attendu par ici & qu'il faudrait que je parle du Nouveau Roman & que je n'en ai pas envie, pas plus que d'évoquer le Noé de Giono, & puis quoi encore ? Le Bavard de des Forêts ? Est-ce que ça vaut vraiment la peine de s'imposer ça ? Peut on vraiment, non je veux dire vraiment vraiment, faire confiance au narrateur ? Franchement, on s'en contrefout ! Sorrentino était bien trop intelligent pour jouer avec cette marotte aussi vieillotte que le « Qui dit « je » quand je dis « je » » que nos professeurs de littérature se sont fait tatouer sur le cœur & puis merde, rein à foutre, il s'agit d'ouvrir les portes bien en grand du roman & de déambuler là où bon nous semble. La Folie de l'Or c'est l'appel de la liberté narrative & de l'interprétation subjective (sur interprétative ? pour le coup on aurait presque envie de faire un gros câlin à Stanley Fish qui, dans un élan provocateur d'une belle lucidité, nous avait déjà dit que ce sont les lecteurs qui font les livres... à moins que ce livre ne soit réellement qu'une suite d'interrogations & rien de plus) , affective, de ce qu'une ribambelle de mots peut bien vouloir nous dire. La surprise était déjà cachée dans les replis les plus scandaleux du Salmigondis & Sorrentino d'enfoncer juste un peu plus le clou sur cette salope de narration bien ordonnée qui nous a fait bailler tant de fois. Est-ce que je vous ai déjà dit que la description de la nappe cirée dans Le Père Goriot était l'un des moments les plus pénibles de ma vie de lecteur ? Sorrentino s'en est souvenu. Rien ne pouvait me faire plus plaisir & alors que je relis l'exergue du livre, tiré de la langue même de papa Lawrence « On te doit combien ? » Sterne, je me dis que tout est bien dans le meilleur des mondes. Qu'il y a encore des livres pour nous surprendre. Hee-ha !