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Je me laissais emporter par la peste. Ou plutôt, l’ayant bien en main, je passais une nuit en sa compagnie.
Et comme un livre en appelle toujours un autre, j’allais chez mon libraire et achetais tout ce que je pouvais trouver d’un auteur dont je ne connaissais à ce jour que l’ultime œuvre, demeurée incomplète, trouvée dans le véhicule meurtrier…
J’avais lu, puis oublié, sinon cette image fugace d’une enfance algérienne quand la mienne fut tunisienne. Une frontière et bonne vingtaine d’années nous séparaient.
Là-bas, de l’autre côté des chaînes montagneuses, les canons tonnaient dans le silence, couvrant les cris des torturés. Mes concitoyens participaient à cette peste à odeur de poudre qui ronge le cœur des humains depuis la nuit des temps…
Car nous portons la peste, très sûrement, aurait dit Tarrou à Rieux. La peste comme fléau n’est guère différente de tous les autres.
« J’ai compris que tout le malheur des hommes venait de ce qu’ils ne tenaient pas un langage clair. J’ai pris le parti alors de parler et d’agir clairement, pour me mettre sur le bon chemin. Par conséquent, je dis qu’il y a les fléaux et les victimes, et rien de plus. Si, disant cela, je deviens fléau moi-même, du moins, je n’y suis pas consentant. J’essaie d’être un meurtrier innocent. Vous voyez que ce n’est pas une grande ambition.
Il faudrait, bien sûr, qu’il y eût une troisième catégorie, celle des vrais médecins, mais c’est un fait qu’on n’en rencontre pas beaucoup et que ce doit être difficile. C’est pourquoi j’ai décidé de me mettre du côté des victimes, en toute occasion, pour limiter les dégâts. Au milieu d’elles, je peux du moins chercher comment on arrive à la troisième catégorie, c’est-à-dire à la paix. » [1]
Je marche un peu, titubant, sur les toits plats de la vielle d’Oran. Tandis que mes yeux cherchent à distinguer un soupir de vie après l’épidémie, mes pensées rejoignent le choléra de Giono, et, allez savoir pourquoi, je rejoins Primo Levi et le souvenir brûlant de la Shoah.
Et toujours c’est la peste qui me rejoint, dès que mes pupilles s’ouvrent sur les misères endémiques, la suffisance de ces nantis qui voudraient séparer la dépouille de la terre, si proche d’Oran, qui l’accueille…
Je prends un dernier bain avec Tarrou et Rieux, juste avant que la peste n’emporte le premier, dans un ultime effort pour exister encore avant de s’endormir au cœur même des humains où elle demeure, tapie dans l’ombre…
La nuit s’avance entre deux paupières lourdes qui finissent par se fermer. Les larmes de joie ou de peine se mêlent en l’allégresse retrouvée.
Elle est toujours de courte durée. Si ce n’est la peste, voici que c’est la gangrène qui nous guette. Il se trouve toujours quelque discours hautement scientifique pour justifier les solutions expéditives pour l’éradiquer.
Comme la peste, les bombes n’arrêtent rien. Elles sont seulement l’expression d’une maladie dont nous sommes les ferments, et qui porte les germes de notre propre éradication…
Cette peste a un nom qui, malgré les protestations du prix Nobel, dure et s’envenime, perfectionnant sa barbarie à grands frais de recherches…
Le 8 août 1945, alors que le monde s’extasiait d’avoir atteint ce point de non-retour qui rendait capable les Hommes d’œuvrer à leur propre extinction, Albert Camus nous envoyait un message qui garde toutes son acuité, son actualité : « Il va falloir choisir, dans un avenir plus ou moins proche, entre le suicide collectif ou l’utilisation intelligente des conquêtes scientifiques. » [2]
Nous y sommes, sinon qu’à trop attendre, nous n’aurons plus seulement le choix. Faute d’en faire un, la misère et les rancunes engrangées sont porteuses d’une folie pire que toutes les folies déjà vécue.
Une peste rampante cours déjà avec la prolifération des ingrédients propres à l’explosion fatale.
«Devant les perspectives terrifiantes qui s’ouvrent à l’humanité, nous apercevons encore mieux que la paix est le seul combat qui vaille d’être mené.
Ce n’est plus une prière, mais un ordre qui doit monter des peuples vers les gouvernements, l’ordre de choisir définitivement entre l’enfer et la raison. » [3]
Je parlais hier de cet engagement qui me semble devoir être le mien. J’écrivais que ma place était au fond des cales, aux côtés des esclaves. Je proclame l’impérative nécessité d’être du côté des victimes de ces fléaux que les hommes s’imposent à eux-mêmes.
Ce n’est pas une obligation, c’est un devoir.
Manosque, 8 février 2010
[1] Camus, La peste, édition Folio, page 229
[2] Albert Camus (1913-1960, article dans Combat, 8 août 1945, cité dans Planète paix n°548-janvier 2010
[3] Op. cit.
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