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Dans les années 68/78, ces dix années sacrilèges, j'étais très souvent dans les Cévennes. Cela t'aurait plu mon cher chien ! Il n'y avait rien. Des garrigues ou explosait un soleil à fendre les pare-brise de nos deux chevaux... Tu aurais pu à loisir être libre. Le désert français. Ces terres étaient bénies pour tous ceux qui voulaient inventer, expérimenter. Nous y vivions comme des sauvages, tout en souhaitant apprendre à savoir revivre. Nous passions notre temps en baignades sensuelles sous les cascades du gardon, a visiter de vieux républicains espagnols, à palabrer de communauté en communauté, le soir, dans les hamacs propices... Certains arrivaient, d'autres reprenaient la route... Je retapais avec les autres un mazet en ruines qui n'était même pas à moi. Les travaux n'avançaient guère, chaque décision était débattue.
À certains moments, nous montions vers le Larzac, pour nous compter, nous retrouver, moissonner le terrain militaire, faire la fête, de la politique et regarder les étoiles...
Et puis il y avait la marche. Un vieux randonneur nous avait sermonnés en nous expliquant qu'il fallait être poli quand on marchait. Que c'était la tradition de dire « bonjour » sur les sentiers. Cela n'avait rien de normatif. On se reconnaissait comme des chiens se flairent.
Mon chien, t’en souviens-tu? C’était hier lors d'une promenade dans un reste de verdure protégée, sur des sentiers pelés, nous avons rencontré un couple de promeneurs impeccables en chaussures de sport, tous deux pareils : ils ont dit « bonjour »... Je ne sais pas pourquoi cela m'a fait tout de suite penser au fameux « bonjour » des vendeurs de Darty...
Cette politesse, tout droit sorti des séminaires de formation, qui malgré vos précautions oratoires, vous refroidit comme un goulag.
Plus généralement, dans les années 70 et avant, cette valeur était considérée comme essentiellement « conventionnelle » ou « sociale » et par là même opposée à une morale « authentique », ce qui la conduira 20 ans plus tard à occuper le cœur du Panthéon des hautes vertus civiques. Le principal intérêt de la politesse aujourd'hui c'est de faire la médiation entre les valeurs traditionnelles, (le respect, la courtoisie) et les valeurs de l'ultralibéralisme (l'écoute de l'autre, « le vivre ensemble » etc. On attend également d'elle la possibilité de la conciliation entre le rejet de la rigidité ou du radicalisme et du relativisme. Elle devient un dispositif neutre et neutralisant. Elle est donc, aujourd'hui, totalement orientée vers le moment de la clôture de tout débat, de tout contact contagieux. Elle met fin à toute intrusion possible d’un ailleurs toujours vécu comme une violence, elle rend, au nom de la morale courtoise, impossible le pamphlet, le manifeste, la satire, l’ironie. Condamne les extrémismes, les coups de gueule... Voilà ce que j'appelle un dispositif, qui par un étrange paradoxe, l'adhésion aux valeurs démocratiques, a ainsi réalisé la forclusion de tout débat à laquelle n était parvenu ni la société bourgeoise, ni l'absolutisme. La politesse est un « dispositif », avatar de ces années 68, qui fonctionne pour qu’il ne se passe plus rien de l’ordre de la vie, qui organise le vide comme valeur en soi, comme police, comme mise à distance sanitaire de tout écart aux conventions de l'ultralibéralisme. Seul, notre guide suprême use de l’impolitesse, de la muflerie, et cela met en émoi tous les plumitifs scandalisés…On a bien tort, comme l’Etat c’est lui, il possède le « monopole de l’insulte légitime »…cela fait partie de sa pathologie, érigeant une exception qui traduit le nouvel ordre qui règne.
Pourtant, mon cher chien, qu'on y songe : que de butors, de voyous, de brutes, de grossiers personnages sont célébrés par les institutions culturelles... Que dire de Voltaire, des surréalistes, de Pascal, de Marx, Freud et bien d'autres... Mais ils sont morts, et c'est bien connu les institutions aiment les morts. Leur domaine est la commémoration.