Le Moi assiégé
Essai sur l'érosion
de la personnalité
de Christopher Lasch
Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Christophe Rosson. Ed. Climats, 270 p., 22 €.
Lasch n’est évidemment pas le seul, dans les années 1970, à noter la diffusion d’une forme nouvelle d’« individualisme », qui s’affirme contre les discours antérieurs de l’engagement et des luttes concrètes.
Le fait de parler à ce propos de« narcissisme» n’est pas non plus en lui-même original. Mais se distingue de la plupart de ses contemporains par son refus d’attribuer cette évolution à une simple tendance au « repli sur la sphère privée » comme le prétend la désormais orthodoxie d’un Tocqueville, et par une conscience aiguë de l’irréductibilité du « narcissisme » à l’individualisme et, a fortiori, à l’égoïsme.» : Lasch insiste sur le fait que le narcissisme est un « système », distinct de l’ « égoïsme ordinaire» et« tout à fait indépendant du désir instinctif de satisfaction corporelle» : La leçon de l’histoire n’est pas que Narcisse tombe amoureux lui-même mais que, incapable de reconnaitre son propre reflet, il ne possède pas le concept de la différence entre lui-même et son environnement. »
Désintégration du moi
Loin de toute dénonciation moralisante du« repli sur soi », Lasch est avant tout sensible à la détresse de l’individu contemporain et à la «désintégration du moi» qui se cache sous les discours rassurants vantant l’émancipation du désir ou l’épanouissement de la personnalité
Cette forme de narcissisme est particulièrement adaptée à la société contemporaine, qui favorise la séduction plus que l’autorité et qui vit largement de la remise en cause des rôles traditionnels…
Notre époque n’est pas celle de l’épanouissement des corps, mais plutôt du « déclin de l’esprit sportif» ; l’abandon de toute compétition avec les autres, de toute implication dans son environnement sociétal au profit de l’unique affirmation de soi comme droit à la différence (qu’on considère les victoires apparentes du féminisme d’où tout discours de plaisir est absent). Ce que cache mal la massification de l’éducation et de la culture supposée commune unificatrice et fondatrice de nos valeurs collectives. Il s’ensuit un jeu de haine/amour de la culture. Celle-ci étant à la foi constitutive de Narcisse et son principal ennemi accompagnant le déclin, par refus, des formes d’autorité traditionnelles comme obstacle au moi libéré, créatif, icône du moderne.
L’avidité de culture, la prolifération cancéreuse de celle-ci sous toutes ses formes, est le dernier lien qui retient Narcisse dans un principe de réalité vivable. Elle est à la fois commune et individuelle ; permet surtout, sans appel, de dire et redire sans cesse son unicité personnelle incontestable et solitaire, car des gouts on ne discute pas. Pas de tension, pas de division, pas d’exposition de soi, pas de risques...Tous peuvent y faire illusion.
La victoire apparente du moi «libéré» se paie par un surcroît d’anxiété. « Les gens vivent au jour le jour. Ils évitent de penser au passé, de crainte de succomber à une « nostalgie » déprimante; et lorsqu’ils pensent à l’avenir, c’est pour trouver comment se prémunir des désastres que tous ou presque s’attendent désormais à affronter. »
On est loin de toute dénonciation moralisante du« repli sur soi », Lasch est avant tout sensible à la détresse de l’individu, mais il considère que, dans le contexte du narcissisme contemporain, les mouvements critiques de la société industrielle qui prennent en charge les causes de ses malheurs concourent en fait à augmenter l’obsession de la« survie» qui est comme le double lugubre de l’euphorie narcissique.
Lasch donne ainsi une analyse assez saisissante du retentissement paradoxal qu’a eu l’expérience des camps de la mort, dont le souvenir alimente la« mentalité de survie » : Là où les véritables survivants « voient leur expérience non pas pour survivre mais comme une lutte pour rester humains». Plus généralement, il esquisse une passionnante « politique de la psyché », qui montre le double épuisement des thèmes conservateurs et des différentes idéologies de la gauche, de l’utilitarisme au néo freudisme.
Là où il faudrait sauver ce qu’il y a de meilleur dans l’individualisme moderne -« la définition de l’humanité est tension, division, conflit » -, la droite n’est même plus capable d’assumer une politique du « surmoi », que mine sa confiance naïve dans les vertus du marché et la gauche s’enferme dans les acquis d’une réputation largement illusoire.