On dit toujours que pour réussir à capter l’attention pour un premier roman, il faut un titre qui soit Le/La xxx de/du/de la xxx. Hervé Bel vient d’ajouter sa pierre à cet édifice, à l’architecture soviétique, façon années goulag. Mais pas que. Parce qu’il développe un récit corrosif sur l’extermination de la pensée personnelle, et de toute forme d’individualisme, option asservissement volontaire à une figure paternaliste à laquelle toute une horde de fonctionnaires se voue : le Vojd.
L’histoire d’Ivan Zamiatine pourrait être celle de tout jeune diplômé d’une école qui va l’embarquer pour une carrière de cadre supérieur, avec pour mission la surveillance des activités de la société. Et surtout l’identification des personnes qui lui nuisent. Que ce soit par manque de conviction (d’aveuglement ?) ou plus généralement, de par un travail quotidien qui freine le développement. Ce sera justement la première mission d’Ivan, qui sera sous la responsabilité de V.
Une mission simple : un certain Grossman est d’ores et déjà accusé de saloper le travail dans l’usine dont il a la responsabilité. Pour V et Ivan, il suffit de se rendre sur place et de trouver les preuves. De toute manière, Grossman finira bien par avouer tôt ou tard. Et s’il ne le fait pas, ses collaborateurs et inférieurs hiérarchiques s’en chargeront. Quand on peut briller auprès des inspecteurs, le désir de séduire et de se rendre utile amène à raconter tout ce que l’on sait.
Ivan n’est pas dupe : ce travail, son père l’a effectué avant lui, il a travaillé pour le Vojd. Lui est différent. Il a gardé son sens critique. Il différencie le bien du mal, le travail du personnel. Ce qui est le plus beau avec les convictions, c’est qu’elles parviennent à nous aveugler au point qu’on les oublie. Pour devenir exactement, précisément, ce que nos supérieurs attendent. Et suivre les ruses qu’ils ont déjà ourdies pour que l’on se précipite dans la fosse aux lions…
C'est le 5 mars 1953 que l'authentique Vojd est mort. Un terme que l'on peut rapprocher de Fürher ou Duce. Et qui en avait tous les attributs despotiques. Le Vojd, c'était Staline. Et si celui du livre d’Hervé gouverne l’Organisation, sorte de caste de surveillants dédiés corps et âme, les rapprochements ne manqueront pas. D’ailleurs, le processus de déshumanisation d’Ivan ne trompe personne : un lavage de cerveau en bonne et due forme, et vous transformez toute personne auparavant douée d’un semblant de sens moral en futur bourreau qui ferait tout pour plaire à son maître. Ou son Guide. C’est là le sens fort de Vojd.
Virgile fut celui de Dante dans son périple à travers les cercles de l’Enfer : Ivan possède lui deux guides, V. dont il tentera à tout prix d’obtenir des compliments, des signes de satisfaction à l’égard de son travail. Et au-dessus, règne le Vojd. Le Big Brother omniscient, omnipotent que seuls quelques élus connaissent et fréquentent. Mais qui fascine et contraint, de sa seule image – et des légendes dont il s’est auréolé.
Cette nuit n’a pas qu’une filiation directe avec des 1984 et consorts, elle exploite, dans un décor soviétique (ou presque) une nouvelle fois les principes évoqués par La Boétie dans son Discours sur la servitude volontaire, le fameux Contr’Un. Et Hervé Bel tire largement les enseignements de cette terrible sentence : « Les tyrans ne sont grands que parce que nous sommes à genoux. » Et dans son livre, la démonstration est formelle : l’alternative dominant-dominé puise son implacable force de ce que justement le monde de l’industrie nous incite à nous mettre à genoux devant des tyrans parfois plus que volatils.
La force de l’habitude nous fait aimer nos chaînes. On n’accorde jamais plus de pouvoirs à ceux que l’on admire sans en connaître les raisons. La nuit du Vojd ne se revendique pas comme un bête texte argumentatif sur ces thèmes. Ce roman est à l'image de ce que voulait dire Stendhal, un miroir que l’on promène au bord du chemin.
Un très bon miroir...
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