Ce n'est pas un hasard si Wong Kar Wai
est un habitué de ces pages. C'est que chacun de ses films se concentre non sur un le fil d'une histoire mais sur l'histoire de personnages, un moment de leur existence,
quelques figures de leur vie. Chaque film du réalisateur est l'occasion de mettre en scène des individus qui changent sous l'influence des événements et qui leur donne vie et
corps. En disant dans un billet précédent que dans un tel cinéma, les personnages ne font pas ce qu'ils sont mais sont ce qu'ils font, nous voulions dire au fond que l'important
est ici l'acteur de l'histoire en tant qu'il lui donne sa raison d'être. L'histoire ne change pas sous l'action du héros, il ne cherche pas à accomplir quelque chose, il ne
poursuit pas la fin visée par un scénario, il incarne littéralement ce dernier, il est lui-même une trame. Celle du film ne suit par conséquent aucune ligne directrice
prédéfinie et prescrite par un contexte mystérieux que le héros aurait à explorer. Le film propose une exploration des personnages par eux-mêmes. En ce sens, on ne peut même pas
dire que l'histoire ne change pas sous l'influence de ses acteurs, parce qu'il n'y a pas réellement d'histoire. Ou bien faudrait-il résumer chaque film de Wong Kar Wai en disant
qu'il raconte la tristesse amoureuse et la solitude d'un homme ou d'une femme. Ce faisant, cela reviendrait à dire que le point commun à tous ses films est d'avoir été mis en
scène, d'utiliser de la musique ou d'être l'occasion de mouvements : il y aurait là un relevé absurde, une remarque vide de sens. C'est pourquoi Chungking express ne se
raconte pas, il se vit à travers ses protagonistes. Le spectateur ne regarde pas une action en train de se passer, il ne suit pas une intrigue puisqu'elle est inexistante, il
s'attache à pénétrer l'univers psychologique de figures en souffrance. On oppose parfois cinéma d'auteur et cinéma grand public, mais s'il faut introduire un dualisme dans le
cinéma, peut-être faut-il préférer séparer les oeuvres qui vont chercher le spectateur en l'accompagnant tout au long d'un récit des oeuvres qui exigent de lui qu'il pénètre et
s'immerge par lui-même dans l'univers proposé. Dans le premier cas, les protagonistes mis en scène sont des personnages conceptuels facilement identifiables qui suivent le
rythme d'une trame qui emporte le cinéphile, et dans l'autre cas, les protagonistes ne peuvent intéresser que s'il y a effort pour s'attacher à l'univers mental du personnage
que le spectateur prendra soin de questionner et dont il interprètera par lui-même chaque mouvement. On aurait tort de croire qu'il s'agit là d'un découpage entre un cinéma de
loisir et un cinéma intellectuel, car la deuxième catégorie n'exige que l'habitude d'une immersion par soi-même et ne requiert nullement une culture ou une maîtrise
conceptuelle, à la différence, peut-être des films de Tarkovski ou de Godard. Chez Wong Kar Wai, le personnage est l'occasion pour le spectateur, non pas de fantasmer ses
actions comme dans un film de grands héros, mais de s'identifier et d'explorer des postures existentielles. Chungking express propose en ce sens l'exposition duale de
situations bien différentes : d'un côté le garçon en mal d'amour qui ne se remet pas de sa relation et s'amourache d'une femme qui perd son temps et sa vie à aider des
clandestins à s'introduire dans le pays, et d'un autre côté la fille en mal d'amour qui s'amourache d'un policier qui aime la mauvaise femme. Deux agencements connectés par la
proximité hasardeuse d'un personnage de chacun, habitude de Wong Kar Wai de lier ses héros à la manière dont s'emparera Hollywood plus tard pour produire des Magnolia
et des Crash. Wong Kar Wai n'a pas encore la maîtrise qu'il démontrera dans 2046 ou In the mood for love,
mais il affirme déjà une maîtrise du rythme remarquable, articulant parfaitement les mouvements à l'écran avec la rythmique de l'histoire et les tonalités de la musique. Si les
personnages rêvent de la Californie, nul doute que ce qu'ils cherchent est plus près d'eux que ce vers quoi leurs rêves les portent. C'est la satisfaction des désirs les plus
simples au sein d'une réalité frénétique et d'une pauvreté quotidienne qu'il recherchent, en vue de vivre un peu mieux qu'ils ne le font. La finalité de Chungking
express n'est pas la concrétisation des relations. Dans le cadre du premier film, on sait d'avance que cela n'aboutira pas, et dans le cadre du second, le ton nous indique
dès le départ que le fantasme sera concrétisé. L'intérêt est ailleurs, ou plutôt plus près, dans les postures, dans les tensions des corps, dans un frôlement qui va mener à
l'amour quelques heures après. L'affiche du film est instructive sur ce point, révélant les quatre visages d'importance perdus dans la contingence de la matérialité. Perruque,
clefs, savon, tiquet d'avion, gants en plastique, quatre têtes plongées dans le matériel, dans un agencement inattendu et absurde, fouilli et commun, qui voit leur rencontre et
leur permet de déterminer, au sein du caractère épuisant de l'ennui de leur existence, qu'ils sont des êtres faits de désirs. Ce sont ces mêmes désirs qui leur permettent
d'échapper à l'indifférence du monde, non en réalité mais pour eux-mêmes, afin de se constituer comme devenir et refuser le caractère statique des choses. Enfermés dans la
contingence, conscients sans doute du caractère itératif de la vie, leur seule voie d'existence est de se constituer une ligne de fuite via leurs postures désirantes. Wong Kar
Wai leur donne cette chance en générant un récit qui ne les enserrera pas et leur donnera toute la latitude pour le faire.