Denise et Georges étaient les meilleurs amis de mes parents. Il y a encore quelques années, à quatre-vingts ans passés, ils se baladaient ensemble tous les quatre et crapahutaient aux quatre coins des Pyrénées, hautes, basques ou béarnaises. Puis, Denise est morte, il aurait fallu pratiquer une intervention sur son coeur, elle a dit au docteur qui a compris que son coeur était à elle et à Georges, qu'on devait la laisser tranquille.
Le dimanche d'il y a une quinzaine de jours, Georges est allé chercher son journal et son pain au village. Quand il est revenu moins d'une heure après, un cataclysme était entré dans sa maison. Ses deux labrits drogués, son intérieur volatilisé. Tiroirs répandus sur le sol, buffet ouvert et dispersé, meubles renversés, matelas éventrés, un chaos indescriptible dans la maison qu'il a mis des jours à remettre en ordre avec sa fille.
Georges est un doux et un gentil, il a été un artisan électricien habile, un homme sage, toute sa vie. Oeil exercé sur ses chantiers, affable, courtois dans toutes ses relations. Il est venu à la maison raconter sa mésaventure à mes parents. Au bout de dix minutes il a pleuré quand il a dit qu'on avait pris aussi les petites boucles d'oreilles avec deux grenats noirs, qu'il avait acheté à Denise, après la guerre, pas des Van Cleef & Arpels, oh non ! De bien modestes bijoux en vérité, sa montre aussi. Il était désemparé, c'est le terme qui convient. Désemparé.
Je voudrais que ceux qui désemparent les coeurs de gens comme Georges soient changés en statue de chair consciente pendant quelque temps. Qu'ils soient... ramenés, invisibles aux yeux de l'outragé et figés sur les lieux de leurs forfaits, tout en restant conscients. Conscients, pour une fois...
Qu'ils entendent, qu'ils ressentent dans leurs coeurs - car ils ont bien un coeur - tout le mal proportionnellement qu'ils font. L'immense mal qu'ils ont fait en emportant les deux grenats que Georges avait offert à sa promise, à sa Denise, après la guerre.