Le réchauffement climatique rendant son Grand Nord plus accessible, le Canada pourrait tirer profit d’importants gisements pétroliers et gaziers dans le Cercle Arctique. Sa position actuelle est cependant précaire sur le plan stratégique, ce qui risque de l’empêcher de profiter pleinement de cette opportunité qu’on peut qualifier « d’historique ».
Une approche compétitive risquée
L’approche canadienne par rapport à ses ressources naturelles est celle du libre marché. L’acquisition successive de fleurons de l’industrie minière canadienne (Falconbridge, Inco, Alcan) par des compagnies étrangères en témoigne. Cette approche s’applique aussi au gaz et au pétrole, nous y reviendrons. Pour développer ses ressources, que ce soit en Arctique ou dans les sables bitumineux de l’Alberta, le Canada a besoin d’investissements importants provenant souvent de l’extérieur. Ceci rend les compagnies canadiennes susceptibles aux prises de contrôles par des sociétés étrangères, qu’elles soient privées ou publiques. Des sociétés chinoises ont profité de ce contexte, principalement entre 2005 et 2007, pour mettre la main sur 17 % de MEG Energy Corp (par CNOOC), 40 % du projet Northern Lights (par SinoCanada/Sinopec), sur les droits d’exploitation sur 260km² de sables bitumineux albertains (par CNPC), sur les intérêts d’EnCana au Tchad et en Écuador (par CNPC et une coentreprise nommée Andes Petroleum Company) et 70 % de Husky Energy (par le milliardaire Li Ka Shing et un de ses holdings). Notons aussi que la société d’État sud-coréenne Korea National Oil Corp. a acheté les licences d’exploitation de bitumineux de Newmont et que Total a acheté Synenco en 2008.
Les Etats-Unis replacent le Canada dans le droit chemin
Cette vague d’investissements, d’acquisitions et de partenariats (l’énumération n’était que partielle) a fini par susciter des réactions négatives au Canada et très négatives aux États-Unis (qui avaient bloqué l’acquisition d’Unocal par CNOOC en 2005). Les Américains ont alors rappelé à leur voisin que les ressources canadiennes étaient stratégiques pour l’Oncle Sam, d’où le passage en Alberta du Secrétaire d'État américain à l’énergie (juin 2006) et d’Alan Greenspan (octobre 2006). Par conséquent, le buffet chinois devait fermer. Non sans surprise, en décembre 2007, le ministre de l’Industrie Jim Prentice modifiait la Loi sur Investissement Canada pour mieux encadrer les prises de contrôle par des sociétés d’État étrangères. Depuis, la Chine se fait très discrète et les pétrolières et gazières canadiennes trouvent normal de se concentrer sur leur « marché naturel » américain.
Ce double échec stratégique explique bien la position actuelle du Canada dans le contexte des ressources arctiques. Premièrement, il est forcé de vendre à un acheteur unique, ce qui limite son pouvoir de négociation. Deuxièmement, il avait la chance de tirer profit d’un affrontement entre deux grandes puissances, mais cela n’a pas eu lieu. Il n’y a pas eu d’enchère financière ou politique qui aurait permis au Canada d’accroître sa puissance.
Les premiers pas vers l’exploitation
C’est dans ce cadre que commence la quête du gaz et du pétrole arctiques. Le premier projet d’envergure est celui du gazoduc du delta de la rivière Mackenzie, chiffré à 16 milliards de dollars et mené par les géants américains et néerlandais (Imperial Oil, ConocoPhillips, ExxonMobil et Shell), dans certains cas par le biais de leurs filiales canadiennes. Le projet accuse un certain retard. Il devait être opérationnel en 2009, mais est actuellement au stade des consultations publiques, et ce jusqu’en avril 2010. Ces retards contrarient le gouvernement, qui appuie le projet.
Pour mieux coordonner le développement du Nord, le gouvernement fédéral a annoncé en août 2009 la création de l’Agence canadienne de développement économique du Nord (CanNor). CanNor récupérera la gestion de plusieurs programmes qui relevaient du ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien (MAINC). Officiellement, CanNor se veut un gage de décentralisation du pouvoir vers les habitants des territoires, mais la nomination de Nicole Jauvin à sa présidence est peut-être une façon de rapprocher l’Arctique du Bureau du Premier ministre. Mme Jauvin a travaillé 17 ans au Conseil Privé, dont le rôle premier est de conseiller directement le Premier ministre et de veiller à la mise en œuvre du programme gouvernemental au sein des divers ministères.
Ce cas est une belle illustration du paradigme canadien : d’importantes sociétés étrangères offrent investissements et redevances pour obtenir l’accès à des ressources stratégiques destinées au marché américain. Le gouvernement canadien n’ayant pas le système en place pour faciliter ce type de projet, il réagit sur le tard avec une vision à court terme : CanNor est une nouvelle structure au mandat ambigu et dont le budget est très limité (10 millions $ par an, plus les budgets des programmes sous son égide).
Dans l’angle mort
Deux dossiers moins discutés pourraient nuire à l’enrichissement canadien dans l’Arctique. D’abord, le projet de gazoduc reliant l’Alaska à l’Alberta, et dont la construction pourrait devancer celle de son « rival » canadien. Ensuite, l’engouement nouveau pour le gaz naturel tiré de schistes. Des intéressés prétendent que les Etats-Unis en ont des réserves pour 100 ans. Heureusement pour le Canada, la rentabilité de ce type d’exploitation ne fait pas encore l’unanimité. Néanmoins, le gouvernement canadien est-il prêt à l’une ou l’autre de ces éventualités? Si le marché américain du gaz est comblé par le pipeline de l’Alaska ou par les réserves de schistes, le projet Mackenzie pourrait-il être reporté indéfiniment? La chinoise CNPC s’était retirée du projet de pipeline Alberta/Kitimat. Les choses peuvent reculer.
Déficit stratégique canadien
Pour s’assurer une exploitation sans dérangement de ses ressources naturelles, le Canada doit clarifier sa souveraineté. À cet effet, on pourrait croire que les velléités russes sur le pôle-nord, hypermédiatisées, devraient être prioritaires… ce n’est pas certain. Les deux principaux litiges du Canada sont avec les Etats-Unis; la frontière canado-américaine dans la mer de Beaufort (territoire riche en gaz naturel) et l’appropriation complète du passage du Nord-Ouest.
Ces litiges avec les Américains montrent à quel point l’accès privilégié des États-Unis aux ressources du Canada n’a donné aucun levier de négociation à ce dernier. À moins bien sûr que tout ceci ne soit qu’une mise en scène.
Pour éviter de perdre le contrôle du territoire qu’il revendique, le Canada préconise une approche que beaucoup jugent trop timide. Le Canada, qui n’a toujours pas le nécessaire pour patrouiller dans le Nord, table essentiellement sur les instances internationales et ses diatribes visant la Russie pour établir sa légitimité.
La Loi des Océans et la Déclaration d’Ilulissat sont pertinentes, mais elles le sont encore plus lorsqu’un pays démontre qu’il peut contrôler le territoire qu’il revendique. Sans cette capacité, les lois internationales pourraient donner tort au Canada.
Le fait que le Canada tergiverse encore sur les bateaux qu’il fera construire pour patrouiller dans l’Arctique est une copie conforme, sur le plan stratégique, du cas Mackenzie. D’abord, la conjoncture offre au Canada une opportunité pour laquelle il n’est pas prêt. Puis, il réagit sur le tard avec une vision à court terme; annonce d’achat de bateaux (2007). Deux ans plus tard, les responsables sont encore en train de modifier les requis pour respecter un budget plafonné. Les redevances futures des ressources naturelles arctiques ne valent-elles pas l’investissement requis pour se donner des garanties maintenant?
L’autre éventualité
Il est aussi toujours possible que l’allié traditionnel américain inhibe sa « force projection » et que la Russie reste dans ses plates-bandes, cas dans lequel le Canada sortirait vainqueur par défaut. Après tout, des observateurs américains admettent que les revendications canadiennes ont des bases légales et que sa « victoire » serait souhaitable pour tout le monde.
De l’autre côté, des observateurs internes affirment que le Canada n’a pas réussi sa transition entre la guerre militaire de la guerre froide et la guerre économique des 20 dernières années. Durant la guerre froide, le Canada agissait souvent comme médiateur et trouvait des façons d’en tirer avantage. Aujourd’hui, le pays regorge de richesses énergétiques, mais n’en tire pas d’avantages stratégiques significatifs. Le Canada va s’enrichir, mais pourrait rater une belle occasion d’accroître sa puissance.