Serge Carfantan est professeur de philosophie et a beaucoup écrit sur l'éveil et la spiritualité qu'il intègre dans son enseignement.
Voici une de ses dernières leçons où il question de Douglas Harding.
L'espace de la conscience
"B. De l’immensité intérieure
Tout ce qui est manifesté l’est dans un espace primordial qui est donné à même le je suis. Dans cet espace, la séparation entre ce qui est intérieur et ce qui est extérieur s’abolit, car c’est précisément l’espace de la conscience qui est présent au dehors comme au-dedans.
1) Nous allons revenir maintenant sur ce qui a été dit plus haut concernant l’approche de Douglas Harding. A là question : « pouvez-vous voir Qui vous êtes vraiment ? » Douglas Harding répond de manière concrète en proposant une série de petits exercices simples qui sont exposé dans L’immensité Intérieure. Il s’agit ici de voir par soi-même et non d’analyser. Lorsque nous percevons un objet, il se situe nécessairement à une certaine distance. L’objet par nature est donné pour un sujet. L’objet est là, le sujet est ici. Il n’est pas possible que le sujet prenne conscience de lui-même là-bas, comme d’un objet. Là-bas, c’est la table, c’est le mur jaune, c’est la fenêtre ouverte. La perception est cette direction de la conscience vers un objet porter par un mouvement de l’attention tourné vers l’extérieur. Cette perception est pour quelqu’un qui est ici. Je suis est ici, en même temps, l’objet est là. Je peux très bien être conscient de l’ici. Il y a une Présence qui est ici. Regarder Qui vous êtes vraiment c’est s’installer consciemment dans cette présence qui est d’ordinaire éclipsée en faveur de l’objet.
« C’est tellement simple, c’est difficile à décrire. Normalement, nous regardons les choses là dehors. Voir Qui vous êtes vraiment ; c’est regarder ce à partir de quoi vous regardez, Ce qui regarde. C’est faire pivoter votre attention de 180° et regarder ce qui est le plus proche de vous que tout, ce qui est central dans votre vie – l’ingrédient permanent dans tout ce que vous êtes et faites. C’est-à-dire ce qui est à 0 centimètres de vous. Habituellement, je suis attentif à ce qui est relativement loin de moi – à quelque centimètre, mètres ou kilomètres. Mais ce qui est Ici, c’est un lieu que j’ai appris à ignorer, par la pression sociale. J’ai appris à prétendre que ça n’existe pas, que ce n’est pas important, que c’est dangereux et qu’il ne faut pas s’en occuper. C’est voir ce qui est exactement Ici où je suis – ce à partir de quoi je regarde. Voilà ce que Voir signifie pour moi ». (texte)
Si je prends mes lunettes, que je les tiens à bout de bras, elles sont un objet à 40 centimètres. Si je les rapproche lentement elles seront encore objet à 15, 10, 5 centimètres. Mais trop près de moi elles ne sont plus un objet distingué. En même temps, je saisis mieux qu’il y a quelqu’un qui tient les lunettes qui sont là. Ce quelqu’un est en deçà des yeux. Il y a 0 centimètre dans l’ici. Pas la moindre distance. C’est cette présence à soi sans distance qui permet la perception de quelque chose appelé objet, dans la distance.
Ce je suis, s’interprète en trois sens :
a) soit comme étant un être humain, sur le mode des objets que je peux percevoir au dehors. C’est l’interprétation de l’attitude naturelle pour qui le sujet est une chose parmi les choses. Cette interprétation est phénoménologiquement absurde, car elle ne correspond pas du tout à notre expérience. Elle est seulement une représentation du mental.
b) Soit, on fait comme Sartre et on considère le je suis comme du vide, un courant d’air qui se remplit avec toutes sortes de choses. Par exemple un rôle comme celui du garçon de café. Le vide de la liberté. Ce qui suppose qu’il n’existe de conscience que comme conscience-de-quelque-chose et pas de conscience-de-soi.
c) Ou bien, « il y a une troisième possibilité très différente des deux autres. Aucun mot ne peut décrire ce que je vois Ici. Cela n’a aucune caractéristique. Mais paradoxalement, cela lui donne une valeur incroyable. Il est dit dans les Upanishads – et on le retrouve dans d’autres écritures – que nous ne trouvons le bonheur, la paix que dans ce qui est grand ouvert, sans limites, au-delà de tout entendement, de tous nos cadres de référence. C’est totalement mystérieux. C’est en cela que nous sommes comblés –jamais dans ce qui est limité ».
Il suffit de coïncider vraiment avec l’ici, pour vérifier directement que seule la troisième solution est juste. Soyons clair. Il ne s’agit pas d’une « expérience mystique ». Harding prend soin de signaler que si on suit la typologie d’Abraham Maslow, il y a des « expériences de sommet ». Cette expérience est une « expérience de vallée ». Très simple, tellement simple que nous passons notre temps à nous en éloigner, parce que notre conscience habituelle est constamment happée par l’objet. La tension de la vigilance prescrit une attention tournée vers l’ex-tériorité. Le qui-vive qu’elle nous donne est toujours un face à face avec une chose, et même avec une chose sensée être dangereuse. Un effort pour combattre un danger potentiel. Le glissement de la conscience naturelle consiste donc à s’identifier avec l’objet et même donc avec l’objet en mouvement. Mais prenons garde à ce qui se produit réellement. Le Soi n’a jamais bougé. De la même manière le sens intime, le sentiment de Soi qui sous-tend tout expérience est toujours le même. C’est toujours le même étonnement qui surgit chez la personne âgée quand elle remarque qu’intérieurement elle se sent la même que lorsqu’elle était petite fille, ou le petit garçon. Cet étonnement d’être n’a pas changé. Pour l’enfant, sur le siège arrière de la voiture, les arbres filaient à toute vitesse, les lumières jouaient dans la nuit, le monde dansait à l’extérieur. Et c’était vrai. Par la suite, il y a eu l’identification au corps comme une chose parmi les choses. Alors, le sentiment dominant est devenu celui d’être un individu qui s’est mis à courir dans le monde, oppressé par des obligations, soumis à un stress constant. Mais cet individu n’existe que dans le regard d’un autre. En réalité, le Soi n’a pas bougé d’un pouce.
« L’une des choses les plus fascinantes, c’est que vous n’avez jamais bougé. Ça c’est étrange. Vus n’avez jamais bougé ! Pas même d’un centimètre ! Certes le bonhomme ou la bonne femme dans le miroir court dans tous les sens comme une fourmi agitée. Nous déplorons que tout aille trop vite dans le monde moderne, nous parlons de tensions qui montent, et nous cavalons à travers le monde parce que nous pensons que nous sommes dans le monde. Nous n’avons pas de paix, pas de tranquillité intérieure. Nous sommes le fruit de l’agitation, et c’est encore un mensonge. Si vous ne me croyez pas, entrez dans votre voiture et voyez si Santa Cruz danse ou non. Vous découvrirez que les poteaux télégraphiques vous prêchent tous l’évangile de votre immobilité. Aristote disait ; « Dieu est le moteur immobile de Santa Cruz – pardon ! – du monde ». Montez dans votre voiture et dites la vérité : est-ce que c’est vous qui bougez ou est-ce que c’est Santa Cruz qui danse ? Ou est-ce le contraire : vous êtes immobiles et ce sont les poteaux télégraphiques qui défilent, les bâtiments qui dansent, let les collines voisines qui glissent lentement le long des collines plus lointaines ? La scène tout entière est mélangée comme un jeu de cartes. Santa Cruz est une ville où il fait meilleur vivre lorsqu’elle danse et vous laisse, vous, au repos. Je n’arrive pas à comprendre comment nous pouvons ignorer le fait que nous sommes immobiles et que c’est le monde qui bouge. Notre génie de l’aveuglement est extraordinaire ! Quand nous étions tout petits, en voiture avec papa, nous disions la vérité, et c’était la fête. C’était le carnaval. La Californie dansait. Même l’Angleterre dansait ! Mais ensuite nous avons grandi et les problèmes ont commencé. Le monde s’est immobilisé, et où est passé l’agitation. A l’intérieur de nous. Nous avons perdu notre paix, notre tranquillité. Toute l‘agitation s’est glissée Ici, au-dedans de nous, et c’était un mensonge. Désormais, lorsque vous allez être dans votre voiture, vous allez à nouveau pouvoir dire la vérité. Renvoyez le mouvement dans le monde. Alors le carnaval recommence, le monde danse, et il y a de la joie. Vous êtes Qui vous êtes vraiment, vraiment, vraiment, le Moteur Immobile du monde. Si vous ne me croyez pas, installez un caméscope dans votre voiture, et vous verrez le monde bouger. Les caméras ne mentent pas». (texte)
Il faut bien comprendre que le fait est exactement le même. Rien n’a changé dans l’ordre de la phénoménalité. La seule différence, c’est que maintenant, nous avons remis la phénoménalité à sa place. Dans le spectacle. Dans l’apparence.
2) Révélation assez dérangeante pour nos croyances invétérées ! Il faut en convenir. Le mental aura tôt fait ici de s’écrier : « quelle horreur ! Mais c’est du solipsisme (texte) que vous nous proposez là ! ». Ce qui nous inquiète, c’est notamment le rapport à autrui, la place accordée à l’intersubjectivité. Harding est tout à fait clair à ce sujet :
« Il y a deux sortes de solipsismes, une mauvaise et une bonne. La mauvaise, c’est si le vieux petit Douglas dit : je ne fais l’expérience que d’un seul Je, une seule première personne. Tout les autres autour de soi sont des ils, des elles et des ça. Mon je est unique. Je n’ai jamais découvert un autre je que le mien. Donc vous tous êtes de simples figurines de carton, des personnages de rêve dans ma vie. Premièrement, personne ne prend ce genre de solipsisme au sérieux. C’est un jeu. Et deuxièmement, si on pouvait le prendre au sérieux, ce serait un enfer de solitude, d’aliénation et de tristesse. C’est une sorte de solipsisme pourri. Mais il y a une bonne sorte de solipsisme qui, comme la première, découvre que Qui vous êtes vraiment, vraiment, vraiment est le Seul, l’Unique. Mais c’est le Seul par inclusion. L’autre est le seul par exclusion. Le Je Ici est le Je de tous, l’histoire intérieure de tous les êtres que j’embrasse dans mon Je, parce qu’en définitive, la Conscience est unique et indivisible. C’est le solipsisme de Dieu si vous voulez. C’est le solipsisme de Qui vous êtes vraiment, vraiment et son autre nom est l’amour». (texte)
Le premier solipsisme est faux, parce qu’il se construit sur l’expérience propre à l’état de rêve. Mais ce dont nous parlons ici, c’est de l’état de veille et non du rêve. Or si dans la vigilance, nous avons pris la mauvaise habitude de penser que nous ne sommes qu’une chose parmi les choses, ce n’est que sur la base d’une supposition. Cette supposition mise entre parenthèses, nous pouvons fort bien revenir à l’expérience originaire. Or que dit-elle ? Je suis est ici, en première personne. Il n’est pas là-bas, dans les objets. Il ne l’est que dans le regard et dans l’opinion des autres. L’ignorance est précisément ce passage par lequel la première Personne est tombée sous la coupe de la troisième. Cette ignorance est un voile qui est apparu quand, comme le dit Harding, l’ego est entré en scène pour se situer par rapport à d’autres et entrer dans le « club humain ».
« Quand nous entrons dans le club humain, nous acceptons de supprimer la distinction entre la Première Personne et la troisième. Nous nous transformons en troisième personne pour faire parti du club, et nous disons : je suis ce que je parais être, la Première personne n’est pas différente de la troisième. Mais, évidemment, le fait que la Première Personne est le contraire même de la troisième personne. Si vous vous regardez dans le miroir, vous voyez le contraire de ce que vous êtes. C’est une façon très frappante de l’exprimer. Et Qui est la première personne ? Il n’y en a qu’Une seule. C’est la Première Personne du Singulier du Présent. Selon Kierkegaard, nous sommes tous nés Première Personne, mais très rapidement nous avons été taillé, émoussés en troisième personne. C’est cela que l’expérience du Petit et du Grand nous fait découvrir. Le trou dans la carte représente ce qu’est le nouveau né pour lui-même ou elle-même. C’est l’étape du numéro un de notre histoire. L’étape numéro deux, c’est celle de l’enfant grandissant qui vit à cheval sur les deux, le Grand et le Petit. L’enfant rejoint le club humain mais n’a pas encore payé toute la cotisation. Il/elle accepte que pour les autres, il/elle soit la petite personne dans le miroir, mais pour lui-même ou elle-même, quand il/elle est seul(e), il/elle est le Grand. Une époque merveilleuse de notre vie, n’est-ce pas ? Nous entrons dans la troisième étape lorsque nous fermons le trou dans la carte. Je perds mon Espace et je deviens ma face. Du jour au lendemain, j’ai rétréci. J’étais plus vaste que l’univers et me voici enfermé dans cette petite boite mortelle. Bien sûr, dans la quatrième étape nous voyons que cela ne s’est jamais vraiment passé. En réalité, nous sommes Espace pour nous-même, un visage pour les autres». (texte)
Comprenons bien : espace pour nous-même. L’Immensité intérieure est ce royaume par lequel Je communique avec ce qui est. Je est connecté avec l’Etre. Il n’est pas une chose, n’a pas de limite et de définition, mais pourtant se sent lui-même et, par le biais de la conscience incarnée, fait aussi l’expérience des limites et a la possibilité de se donner une définition. Cette possibilité est même une tentation à laquelle chacun succombe, ce qui donne lieu à l’identification à une forme. La première de toutes, c’est évidemment le visage. Or, si nous comprenons bien ce qui a réellement lieu, mon visage en un sens ne m’appartient pas, il est précisément ce que j’offre à un autre. La conséquence, c’est que dans le rapport à autrui, il n’y a en réalité jamais de face à face ! Le « face à face » est une construction mentale de l’ego conflictuel. Il y a d’un côté l’espace ouvert ma conscience et de l'autre j’accueille le visage de l’autre. La relation est asymétrique par nature. L’autre m’offre son visage. Cela veut dire, dans les termes de Douglas Harding, que je suis constitué de telle manière que je peux disparaître en faveur de l’autre. Je suis construis pour aimer. Je suis construis pour aimer, car Je suis est un espace ouvert qui communique avec l’espace omniprésent, dans la non-séparation.
Tel est le sens véritable de la Vacuité. Il ne s’agit pas d’un néant au sens purement conceptuel. C’est le lieu originel de la Potentialité absolue de l’Etre. La potentialité absolue est un Soi qui ne se sépare jamais de soi, qui précisément dans l’impossibilité de se séparer de soi est ouverture, pur accueil et pure affectivité."