Teachers' pride

Par Ali Devine
Jeudi, je sors de chez moi vers six heures et demie du matin, et je me mets en route vers la porte d'Orléans, à quarante minutes de marche. Le froid est vif. Sur les trottoirs, des ombres se dirigent par centaines vers le nord, à pied. C'est dans la nuit encore épaisse une vision de mauvais rêve : on dirait qu'une catastrophe vient d'avoir lieu quelque part en banlieue sud, que des envahisseurs hostiles refoulent la population indigène vers les murs de Paris.

Le reste du parcours est aussi pénible qu'on peut l'imaginer. Je me faufile dans le métro archiplein dès son terminus de départ ; je voyagerai debout jusqu'à l'autre extrémité de la ligne 4, à soixante-quinze minutes de là. Dès le troisième arrêt, les voyageurs à quai ne parviennent plus à monter dans la rame qui arrive bondée. Des coups, des insultes sont échangés ("Connasse ! Salope ! -Va dire ça à ta guenon.") Quelques malchanceux piquent des crises de rage. A gare de l'Est, j'entends une voix qui hurle et pleure presque, "Je dois travailler ! Je veux travailler !" On dit que les ennuis rapprochent ceux qui les affrontent ensemble ; c'est une généralisation douteuse.
Depuis la porte de Clignancourt, où je suis arrivé en échange de six mois de ma vie, il me reste une heure et demie de marche. Vers neuf heures du matin, je me perds au beau milieu d'une zone industrielle de Saint-Denis, avec à ma droite la silhouette colossale du stade de France qui plane comme un ovni sur les immeubles bas et vétustes. Des fresques commémorent çà et là les exploits de juillet 1998, dans un style qui rappelle l'art pariétal (en nettement moins bien). Après la promiscuité du métro me voilà absolument seul, à l'exception d'une femme hermétiquement voilée qui rase les murs à cent mètres de là. Cherchant à me repérer sur mon plan, je relève le nom de la voie : "Route de la révolte". Et je garantis, pour une fois, l'exactitude de ce toponyme.

En parcourant sur toute sa longueur une interminable avenue dionysienne, je me rends compte que, malgré mes efforts, je suis en train de manquer mon premier cours de la matinée. J'imagine mes élèves accueillant par des cris de joie le surveillant qui viendra officialiser mon absence. Pourquoi est-ce que je m'échine à aller au collège ? La réponse est très simple : comme le monsieur du métro, je veux travailler. J'aime travailler. Malgré tout ce que j'en écris ici, j'aime mon métier.

C'est en marchant droit devant moi malgré l'hostilité des évènements que me vient l'idée d'une manifestation que l'on pourrait appeler, pour faire court, la Teachers' pride (la dénomination complète étant "Marche des fiertés profes, profettes, bivalents et TZR"). Cette parade permettrait à tous ceux de mon espèce d'assumer leur différence à la face du monde, et de donner d'eux-mêmes une image festive qui n'est pas forcément celle qu'ils projettent habituellement. Juchés sur des chars en forme de photocopieuses géantes clignotant pour signaler d'inextricables bourrages papier, nous danserions comme des fous, déguisés en syndicaliste hardcore, en prof de SVT cuir, en pensionnaire d'internat catholique ou, pour les plus pervers, en Claude Allègre. Peut-être une partie de la population se plaindrait-elle de ces rassemblements, regrettant l'époque où nous faisions profil bas, où nous troquions honteusement confort contre mépris ; mais le mouvement enclenché serait irréversible, et plus jamais nous n'accepterions de retourner au fond du placard CAMIF. Bien au contraire, nous revendiquerions sans crainte l'égalité en tous domaines et le respect, y compris dans les territoires profophobes tels que les banlieues des grandes villes françaises.
Après la manif', nous nous retrouverions par petits groupes dans les bistrots environnants, en pouffant du regard irrité des autres consommateurs ; et autour d'un verre de smoothie, nous évoquerions les quelques expériences fondatrices qui ont fait de nous ce que nous sommes. Nous nous souviendrions du soir où nous avons avoué la vérité à nos parents, et de leur voix tremblante quand ils nous ont répondu : "Quoi ? Mais je croyais que tu voulais être analyste financier ? Je croyais que tu étais... normal ?" et nous nous rappellerions aussi de leur avoir répondu, sans relever leur ton insultant : "Je n'y peux rien, papa. C'est en moi depuis longtemps, maman. C'est... comment dire ? C'est une sorte de vocation." (Et ils pleurèrent. Mais plus tard, ayant beaucoup appris, ils nous demandèrent si nous avions quelqu'un, et quand nous comptions le leur présenter. Et nous leur présentâmes notre collègue Hervé, au cours d'une soirée dont les premières minutes furent emplis d'une tension électrique mais qui, le haut-médoc aidant, se termina dans les éclats de rire. Et encore plus tard les parents nous tirèrent une gueule pas possible quand ils se rendirent compte que nous avions demandé notre mutation -"je suis sûr que c'est de ta faute, si tout s'est terminé comme ça.")

Arrivé au collège éreinté par cette expédition, je commence sur le champ par ma classe de sixième. Le cours d'aujourd'hui doit être consacré à "l'éducation, un droit pour tous" (arrêté du 22 novembre 1995, Journal officiel du 30 novembre 1995). Je décide d'attaquer le cours de façon un peu atypique.
"Aujourd'hui, je voudrais vous parler de l'école. Je sais ce que vous pensez : vous auriez préféré que je ne sois pas là aujourd'hui. Souvent, vous vous dites : 'Ah ! qu'est-ce que ça serait bien s'il n'y avait pas d'école !' (Murmures approbatifs) Vous vous dites que l'école, c'est souvent très ennuyeux. Mais je voudrais qu'aujourd'hui, pour une fois, vous vous posiez la question suivante : 'Si l'école n'existait pas, si elle n'était pas obligatoire, que se passerait-il ? Que m'arriverait-il ?' Eh bien moi, je vous dis que ce n'est pas la peine de faire un grand effort d'imagination pour répondre à cette question, parce qu'on a déjà fait l'expérience autrefois. Autrefois, au XIXe siècle, les enfants n'allaient pas à l'école. Pas du tout. Vous m'entendez ? Pas une seule minute de leur enfance. Mais que faisaient-ils, alors ? Est-ce qu'ils passaient toutes leurs journées à jouer au foot ? Est-ce qu'ils jouaient du matin au soir ? Pas du tout. Ce qu'ils faisaient... eh bien ce n'est pas moi qui vais vous le dire, c'est un monsieur qui s'appelle Victor Hugo. Vous avez déjà entendu ce nom ? Oui, c'est vrai, c'est celui d'une école de Staincy. Et je trouve que c'est un beau nom pour une école. Victor Hugo était un très grand écrivain. Il a écrit des romans, des poèmes, des pièces de théâtre. Et sur quoi écrivait-il ? Eh bien il ouvrait les yeux, et il écrivait sur tout ce qu'il voyait dans le monde. Il vivait au XIXe siècle. Et l'une des choses qu'il voyait, c'était la façon dont on traitait les enfants, les enfants qui n'allaient pas à l'école. Il a écrit ce poème à propos d'eux. Ça s'appelle Melancholia."
Et je leur lis, en essayant de mettre le ton.

Où vont tous ces enfants dont pas un seul ne rit ?
Ces doux êtres pensifs que la fièvre maigrit ?
Ces filles de huit ans qu'on voit cheminer seules ?
Ils s'en vont travailler quinze heures sous des meules ;
Ils vont, de l'aube au soir, faire éternellement
Dans la même prison le même mouvement.
Accroupis sous les dents d'une machine sombre,
Monstre hideux qui mâche on ne sait quoi dans l'ombre,
Innocents dans un bagne, anges dans un enfer,
Ils travaillent. Tout est d'airain, tout est de fer.
Jamais on ne s'arrête et jamais on ne joue.
Aussi quelle pâleur ! la cendre est sur leur joue.
Il fait à peine jour, ils sont déjà bien las.
Ils ne comprennent rien à leur destin, hélas !


Silence total. Je me suis ému en lisant. Je mets un certain temps à relever le nez de ma feuille. Le silence se prolonge. En les regardant, je crois qu'ils ont compris.