Nicolaes MAES (Dordrecht, 1634-Amsterdam, 1693),
Vieille femme en prière (dit aussi La prière sans fin), c.1656.
Huile sur toile, 134x113 cm, Amsterdam, Rijksmuseum.
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Les traumatismes les plus intenses, par la décantation qu’ils provoquent, sont parfois la source involontaire d’une ébullition créatrice insoupçonnée. La Guerre de Trente Ans, lorsqu’elle s’acheva en 1648, sonnant le glas du Saint-Empire Romain Germanique, laissait l’Allemagne exsangue, vidée de plus d’un tiers de sa population, et la mémoire des habitants qui avaient survécu aux soubresauts du conflit marquée à jamais par une conscience suraiguë du caractère fragile et transitoire de toute chose. Les poésies d’Andreas Gryphius (1616-1664), le roman Simplicius Simplicissimus, publié en 1668 par Hans Jakob Christoffel von Grimmelshausen (c.1620-1676), les eaux-fortes de Hans Ulrich Franck (c.1595-1675) gravées entre 1643 et 1656, nous offrent encore aujourd’hui les multiples visages d’une même béance. La musique, en particulier sacrée, témoignera longtemps, elle aussi, de cette profonde facture, tout en laissant une place pour l’espérance en de meilleurs temps. C’est ce répertoire, qui commence à être assez bien exploré au disque, que nous permet de visiter l’anthologie Harmoniae sacrae que publie l’excellent label Ramée.
Les thèmes qui traversent la majorité des concerts spirituels proposée sur ce disque sont ceux de l’abandon, de la déploration, de la peur, nimbés occasionnellement par le réconfort que peut apporter la certitude d’un Salut gagné par la prière. La pièce la plus vaste qui y enregistrée est l’élégie à deux voix et instruments, maintenant assez largement documentée, Wie liegt die Stadt so wüste (publiée en 1663), fondée sur le texte des Lamentations de Jérémie, de Matthias Weckmann (avant 1619-1674), organiste, à partir de 1655, à Hambourg où il avait reçu, après avoir été enfant de chœur à Dresde, une partie de sa formation. Les premiers mots du texte de l’œuvre ne peuvent que faire songer à l’état de l’Allemagne après la Guerre de Trente Ans (« Comment est-elle si déserte, la ville autrefois si peuplée ! »), tandis que la récurrence et la mise en valeur du mot « Schmerz » (douleur) agit comme élément structurant de l’affect qui se dégage de l’ensemble du morceau. A l’opposé de cette ampleur, An Wasserflüssen Babylon (« Au bord des fleuves de Babylone ») de Franz Tunder (c.1614-1667), brillant organiste peut-être formé auprès de Frescobaldi et prédécesseur de Buxtehude à la Marienkirche de Lübeck, est une pièce concise, dont les affres mélancoliques sont tempérées par la fluidité de l’écriture vocale. L’influence de la musique italienne se fait plus nettement sentir dans Sie haben meinen Herrn hinweggenommen (« Ils ont enlevé mon Seigneur »), dialogue où les voix de Jésus et Marie-Madeleine sont soutenues par deux violes et le continuo (publié en 1665), de Christoph Bernhard (1627/28-1692), élève de Schütz à Dresde et de Carissimi à Rome, successeur de Thomas Selle à Hambourg, où il fut le collègue de Weckmann. Les œuvres de Johann Valentin Meder (1649-1719) sont plus rares au disque que celles des compositeurs dont il a été question jusqu’ici. Ce disciple de Buxtehude fut successivement actif à Copenhague, Lübeck, Reval (Tallinn), Danzig (Gdansk) et Riga, et s’illustra aussi bien dans le domaine de la musique sacrée (on conserve de lui, notamment, une Passion selon Saint Matthieu) que dans celui de l’opéra. Cette coexistence entre les univers de l’église et de la scène se ressent nettement dans Ach, Herr, strafe mich nicht in deinem Zorn (« Ah, Seigneur, ne me punis pas dans ta colère ») et Gott hilf mir (« Dieu aide-moi ») proposées ici : les artifices rhétoriques propres à souligner le caractère de supplique inquiète de ces deux concerts spirituels, comme la répétition des mots (« schwach » – faible – ou « Angst » – angoisse) ou les syncopes, trémolos et silences qui parsèment le tissu instrumental, abondent et apportent à ces deux morceaux une indiscutable efficacité dramatique. Un peu à part se situe le motet Obstupescite coeli (« Cieux, soyez étonnés », 1683) qui clôt ce récital dédié à l’Allemagne du Nord protestante. Œuvre en latin due à Benedictus Buns (c.1642-1716), prêtre appartenant à l’ordre catholique du Carmel ayant produit, entre 1666 et 1701, neuf recueils de musique, majoritairement religieuse (messes, motets, litanies, etc.), à l’exception de son Opus 8 (1698), regroupant treize sonates en trio, il s’agit sans doute de la pièce la plus immédiatement séduisante de tout le disque, avec son rythme légèrement dansant qui regarde nettement vers l’Italie, et sa ferveur au caractère tendre et presque sensuel.
L’interprétation de l’ensemble L’Armonia Sonora (photo ci-contre), dirigé de la basse de viole par Mieneke van der Velden, est excellente. Le choix a été fait d’adopter des tempos plutôt larges pour les concerts spirituels « protestants », permettant ainsi à l’atmosphère contemplative et majoritairement doloriste dont ils sont empreints de se développer complètement. Ce pari d’une lenteur pleinement assumée ne se fait heureusement pas au détriment de la tension expressive, entretenue avec beaucoup de finesse et de fermeté, ce qui permet au discours de ne jamais sombrer dans l’apathie ou la grisaille. La sonate de Biber ainsi que le motet de Buns prouvent d’ailleurs que l’ensemble est parfaitement à l’aise dans des tempos plus allants. La palette de couleurs déployée par L’Armonia Sonora est en outre, malgré le caractère souvent sombre des compositions enregistrées ici, d’une grande beauté. Peter Kooij est un habitué du répertoire baroque allemand dont il est, depuis plusieurs décennies, un serviteur aussi attentif que talentueux. Si la souplesse de sa voix de basse est aujourd’hui légèrement fragilisée par les années, son intelligence du texte et son instinct sont, eux, absolument intacts, lui permettant de compenser totalement ce minime handicap et d’entraîner l’auditeur à sa suite dans ce voyage où un sourire éclaire parfois les vallées de larmes. La soprano tchèque Hana Blažíková fait montre, malgré une prononciation de l’allemand parfois un rien capricieuse, d’une très belle maturité dans un répertoire que son caractère intime rend parfois avare en possibilités de briller. Voix légère mais pleine, lumineuse jusque dans l’expression de l’affliction, sa prestation dans Harmoniae sacrae la confirme comme une des interprètes à suivre dans ce répertoire. Les deux chanteurs ont à cœur de donner tout leur poids aux mots, ce qui est une qualité essentielle dans des œuvres dont l’exigence majeure est d’illustrer le texte sacré avec un maximum de force. Le chant, parfaitement articulé et lisible, permet à la prière de s’épanouir et de toucher l’auditeur. Signalons, pour finir, la chaleur et la précision de la prise de son ainsi que la qualité du travail éditorial, marques de fabrique du remarquable éditeur qu’est Ramée.
Harmoniae sacrae est un disque dense et exigeant, dont les écoutes successives n’épuisent pas les beautés. Cette anthologie, parce qu’elle offre à la fois des pièces assez connues et peu fréquentées, servies par une interprétation de premier ordre, me paraît constituer une très bonne introduction à l’univers du concert spirituel allemand du XVIIe siècle. Je ne peux donc que vous conseiller de partir à votre tour à la découverte de ces musiques où se mêlent l’amertume de la Chute et le miel de la Rédemption.
Harmoniae sacrae, cantates sacrées allemandes du XVIIe siècle. Œuvres de Franz Tunder (c.1614-1667), Johann Valentin Meder (1649-1719), Matthias Weckmann (avant 1619-1674), Christoph Bernhard (1627/28-1692), Benedictus Buns (c.1642-1716), Heinrich Ignaz Franz von Biber (1644-1704).
Hana Blažíková, soprano.
Peter Kooij, basse.
L’Armonia Sonora.
Mieneke van der Velden, basse de viole & direction.
1 CD [durée totale : 62’59”] Ramée RAM 0905. Ce CD peut être acheté en suivant ce lien.
Extraits proposés :
1. Franz Tunder : An Wasserflüssen Babylon, concert spirituel pour soprano, cordes et basse
continue.
2. Benedictus Buns (a Sancto Josepho), Obstupescite coeli, motet pour soprano, basse, deux violons et basse continue, opus 6.
Illustrations complémentaires :
Hans Ulrich FRANCK (Kaufbeuren, c.1590/95-Augsbourg, 1675), Le reître cuirassé, 1643. Eau-forte, 13,5x11 cm, Nuremberg, Germanisches Nationalmuseum. [cliquez sur l’image pour l’agrandir]
La photographie de l’ensemble L’Armonia Sonora est de Marco Borggreve.