Un beau jour d'été de l'an 196(?) mon père, d'ordinaire, d'habitude et toujours, hermétiquement silencieux, nous dit au repas du midi, légèrement exalté, affichant un sourire qu'on ne lui connaissait pas : "On va "le" voir, "il "va passer au-dessus du jardin cette après-midi". Billes énormes des trois loupiots que nous étions ma soeur, mon frère et moi, à cet énoncé. Sitôt le repas avalé toute la famille a foncé au jardin, notre beau jardin flanqué de hauts murs ancestraux, juste orgueil - ombilic - de la vie entière de mes parents. Manquait la mémé et encore, ma mémoire étant ce qu'elle est, il n'est pas dit qu'elle n'y fut pas allé elle aussi.
Nous voilà donc tous à regarder le ciel, chacun ayant reçu mission paternelle de regarder en un point précis, aux quatre coins (pour être plus sûr). Et scrute que je te scrute, les vigies de Christophe Colomb n'auraient pas mieux fait que nous. Le temps passe, on se crève les yeux à regarder l'azur des nues immaculées. Que dalle !
Mon père et ma mère entreprennent alors quelques menus travaux de saison, ils ne pouvaient pas faire autrement, le jardin est une seconde nature chez eux. La mémé, si elle était là, je ne m'en souviens toujours pas, devait roupiller sur un banc placé sous le bouquet de noisetiers. Frangine, frangin et moi chouffions du mieux que l'on pouvait, avec régularité, constance, comme autant de petits militaires au poste, sans jamais fatiguer ni douter.
Le temps passe, passe, passe. Je me souviens de ce moment magique quand on s'est mis à brailler tous les trois ensemble "Il arrive !!!" Un point d'argent venait dans le ciel de la direction sud/est. Un vrombissement énorme précédait ce point. J'ai su plus tard car j'ai toujours été passionné d'aéronautique (à dix ans je connaissais par coeur tous les zincs des deux guerres et j'avais la collection complète de Battler Britton, mon idole), que les deux moteurs SNECMA de 2040 CV chacun de la bête, ça dépotait un max.
L'oiseau était majestueux, il se pavanait dans le ciel à la vitesse d'un sénateur qui rejoint son banc au palais du Luxembourg. Tu parles, le Nord, en croisière et à 1500 mètres ça roule à 320 km/h tranquille comme Baptiste. Magnifique le Nord, son alu étincelait au soleil et ses "deux queues", fallait voir ses deux queues !
"Il", c'était cousin Jean-Claude, qui était officier pilote dans l'armée de l'air. Venant faire ce jour-là quelques heures de vol à Pau-Uzein, il avait mis papa au parfum, pour le fun.
J'ai jamais été aussi fier de la famille qu'en cette après-midi, j'ai bombé le torse plus que je ne l'ai bombé plus tard au cours de mes piètres années passées sous l'uniforme, plus que le petit Marcel de "La gloire de mon père" revenant avec son chargement de bartavelles.
Jean-Claude a fait une large boucle sur le village, une fois, deux fois, trois fois, puis un battement d'ailes bref et plein gaz retour mission accomplie. Je pense que quand même c'est mon père qui a été le plus fier en ces heures. Sa fibre militaire chantait, comme elle chantait, il me l'a dit une seule fois dans ma vie, lui, le silencieux, quand il débarqua en 43 et 44 avec la 4ème DMM pour libérer la Corse, l'Italie en passant par la case Monte Cassino, la France ensuite.
La vie a passé sans que je ne rencontre jamais cousin Jean-Claude. Peut-être m'avait-il vu au berceau, dans la prime enfance, je ne lui ai jamais posé la question. Ma première vraie rencontre avec lui c'est quand il m'accueillit en 1990 avec ma petite famille sur le tarmac de "la Tontouta" en Nouvelle-Calédonie où je venais d'être affecté. Lui, avait pris sa retraite militaire sur le territoire.
J'ai vu cet inconnu arriver vers moi et j'ai repensé, sans lui dire, à ces heures de pur bonheur de l'enfance. Balaize, carré, costaud, chaleureux, il empoigna tous les bagages à la fois. C'est comme si St Ex, Guillaumet ou Mermoz étaient venu m'accueillir. Il ne m'a pas, hélas, embarqué dans un Laté 521, ni dans "son" Nord, pour rejoindre Nouméa, mais dans sa magnifique Ford sierra rouge vif 110 cv réels !!!