En août 1892, Hugo von Hofmannsthal, qui n’a à l’époque que dix-huit ans, rencontre, près de Salzburg, Edgar Karg, un jeune officier de marine. Leur amitié est immédiate et profonde. Dans une des lettres (Ed. Rivages) qu’il adresse à son nouvel ami, Hugo écrit ceci : « La plupart des gens ne vivent pas dans la vie mais dans une apparence, dans une sorte d'algèbre où rien n'existe et où tout n'est que signification. J'aimerais sentir puissamment l'être de toute chose et, plongé dans l'être, la vraie signification profonde. Car l'univers entier est plein de signification, il est le sens devenu forme. La hauteur des montagnes, l'immensité de la mer, le noir de la nuit, la façon qu'ont les chevaux de regarder, comment nos mains sont faites, le parfum des œillets, comment le sol se déploie en vagues, en creux ou en dunes ou bien encore en falaises abruptes, un paysage vu depuis une montagne, comment on se sent quand, par une journée de grande chaleur, on passe sous un porche frais aux pierres luisantes d'humidité, ou quand on mange quelque chose de gelé: partout, dans toutes les innombrables choses de la vie, dans chacune d'elles, est exprimé de façon incomparable quelque chose qu'on ne peut rendre avec des mots mais qui parle à notre âme. Et ainsi le monde entier est une parole de l'insaisissable adressée à notre âme ou une parole de notre âme adressée à elle-même. La tristesse est un concept dans la langue réelle; dans la langue de la vie, il existe des milliers de tristesses différentes: la tristesse quand on ne voit rien d'autre que des pierres, de la mer et du ciel; la tristesse quand, par exemple, on sent l'odeur des fraises fraîchement cueillies et qu'on repense à certaines journées d'enfance; la tristesse, bien différente, quand le soleil décline d'une certaine façon, et tant d'autres encore, n'est-ce pas? Les mots ne sont pas de ce monde, ils sont un monde pour soi, justement un monde complet et total comme le monde des sons. On peut dire tout ce qui existe, on peut mettre en musique tout ce qui existe. Mais jamais on ne peut dire totalement une chose comme elle est. C'est pourquoi les poèmes suscitent une nostalgie stérile, tout comme les sons. » Les mots… « Ils sont un monde pour soi » écrit-il. Je me dis que tous ces mondes ne cessent de proliférer. Et que nous poursuivons donc notre existence de bien des manières. Et que nous sommes multiples. J’imagine. C’est cela ?