A ma première visite, je suis presque reparti en courant : la vision sur grand écran de Jacques Rancière lisant Le spectateur émancipé (excellent livre par ailleurs) d’une voix monocorde alors que sur l’écran voisin défilent des photos de friches urbaines a de quoi faire fuir le spectateur le mieux intentionné. Veut-on lui prouver que l’artiste prétend l’émanciper à travers son exposition, qu’il ne sera pas considéré ici comme passif ? Le remède est pire que le mal, d’autant plus que l’exposition d’Esther Shalev-Gerz au Jeu de Paume (jusqu’au 6 juin), pompeusement intitulée Ton image me regarde!? (points d’exclamation et d’interrogation inclus), est tout sauf émancipatrice. Les thèmes abordés ici sont tout à fait politiquement corrects et couvrent le spectre entier des bons sentiments : Shoah, ouvrières exploitées, peuples pacifiques en danger (Lapons), intégration des immigrés, il manque juste un peu d’écologie militante; Walter Benjamin est évoqué aussi, bien sûr (avec un dédoublement de l’image dont la signification m’a échappé : passé et présent bégayant de concert ?). Ce n’est pas tant cette approche engagée qui gêne, mais la manière lourde et pontifiante dont elle est mise en place ici.
La salle curieusement la plus intéressante est celle où l’artiste présente aux murs des photographies d’objets trouvés dans la terre à Buchenwald (MenschenDinge), objets ayant appartenu aux déportés, présentés ici quasi religieusement, comme des reliques, des objets sacrés : les mains qui les tiennent dans ces photos évoquent une ostension. L’intérêt ne vient pas de cette mise en scène sacralisante, mais de certaines des interviews vidéo montrées dans le meuble ‘Star Wars’ au centre de la salle. En écho à Volkhard Knigge, Directeur du Mémorial de Buchenwald, qui dit fort pertinemment que “trop d’art fait disparaître ces objets dans l’art”, l’artiste israélienne Naomi Tereza Salmon parle de son propre travail sur ces objets (Asservate), auquel j’avais aussitôt pensé dès que j’étais entré dans cette salle. Là où Esther Shalev-Gerz privilégie la mise en scène grandiloquente et le discours instrumentalisant ces objets, Naomi Tereza Salmon parle de froideur, d’objectivité, de distance, de refus de l’effet. Ses photographies, que j’avais vues présentées dans un classeur sommaire, montrent les mêmes objets en noir et blanc, frontalement, comme des images de catalogue, des portraits d’identité judiciaire. Dans son interview, Naomi Tereza Salmon parle non seulement d’histoire, mais aussi de politique, elle expose son refus d’un discours de force, de dureté, elle dit son rejet de l’éducation qu’elle a reçue enfant en Israël, du ‘mauvais bilan’ que l’idéologie a tiré de l’histoire et, comme elle le disait dans le catalogue de l’exposition Mémoire des Camps à Pompidou, elle ‘porte un oeil critique sur l’utilisation politique’ des ‘icônes de l’horreur’*. Là où Esther Shalev-Gerz reste dans la commémoration persistente, Naomi Tereza Salmon se positionne face aux drames actuels, elle relie l’histoire mémorielle et la politique : la plus émancipée des deux sape joyeusement le discours de son hôtesse.
Une seconde visite est l’occasion d’avoir un regard moins tranché peut-être, qui profite des endroits à demi cachés de l’exposition : dans les intervalles des lectures de Jacques Rancière (grand penseur, mais bien piètre lecteur dans cet exercice d’autosatisfaction), on découvre une formidable Libanaise polyglotte de 25 ans, Rola Younes, qui parle fort intelligemment de sa passion pour les langues, les langues diasporiques en particulier (yiddish, rom), de sa découverte de l’autre (pour elle, le juif et l’iranien) par le biais de la langue (et dont le beau visage sombre orne la couverture du catalogue). Elle n’aime pas l’espéranto, langue idéologique par essence, et apprend l’italien pour traduire librement Primo Lévi en arabe : hélas, dans cette vidéo plus documentaire que créative, son acolyte monotone lui fait trop d’ombre. C’est d’autant plus dommage que, à la différence de Rancière (qu’on préférerait lire tranquillement chez soi), la voix, l’accent, la langue parlée sont indispensables pour approcher Rola Younes, pour la percevoir, la comprendre. En se collant au mur, à gauche de l’écran on l’entend chanter à mi-voix en six langues : des vers de ces chansons apparaissent à côté sous des photos ’Le temps d’apprendre à vivre, il est déjà trop tard.’ J’aurais bien acheté le CD, mais il n’existe pas. Elle aussi apporte vie et fraîcheur dans cette exposition qui en a bien besoin.
Une seconde visite est aussi l’occasion de remarquer certains procédés de l’artiste, et en particulier la dissociation de l’image et du mot : mots écrits aux murs et non dits (Sound machine, First Generation), double sous-titrage à double sens (Echoes in Memory), sons de l’usine rejetés à l’extérieur (Sound Machine), survivants muets (Entre l’écoute et la parole),… Ca tourne vite au procédé, et on ne voit pas vraiment quel sens ça apporte. Dans la recréation berlinoise que son ex-mari Jochen Gerz et elle ont faites de L’instruction de Peter Weiss, paroles du Procès d’Auschwitz reprises en choeur par la foule des spectateurs (comme des fidèles à l’église), des femmes asiatiques disent ces mots en allemand sans les comprendre. Démonstration par l’absurde ?
La pièce la plus intéressante de l’exposition, faite par Jochen Gerz et Esther Shalev entre 1986 et 1993 quand ils étaient encore mariés, n’est là que par évocation, reléguée dans un coin, trop discrète. C’est le Monument contre le fascisme à Harburg, quartier hambourgeois : cette colonne de 12 mètres de haut, recouverte de plomb, recueillait les graffiti des passants, invités à écrire là leurs positions antifascistes. Peu à peu, la colonne était enfoncée dans le sol, afin qu’une surface vierge soit toujours disponible pour recueillir les inscriptions nouvelles. Cela dura sept ans; à la fin, la colonne, entièrement enfoncée dans le sol, n’est plus visible. Les déclarations anti-fascistes sont désormais invisibles, souterraines, enfouies, disparues, absentes, non représentables. On reconnait bien là la force des installations in situ de Jochen Gerz. C’est ce genre de force qui manque à cette exposition-ci.
Lire aussi cette analyse du point de vue de l’histoire visuelle.
* En écrivant que cela a simplement développé son sens de la tolérance, Rancière, dans son introduction au catalogue, ne lui rend pas vraiment justice.