Yves di Manno, au Petit Palais, Paris, le 24 février 2010 : 4 (et fin). avec Stéphane Bouquet

Par Florence Trocmé

Autour d’Yves di Manno et de Objets d’Amérique. 4.
Stéphane Bouquet

Poezibao poursuit avec ce troisième volet la publication des interventions autour du livre Objets d’Amérique d’Yves di Manno (rencontre du Petit Palais, le 24 février 2010) – lire ici la première contribution (par Martin Rueff), la deuxième (Isabelle Garron), la troisième par Philippe Beck.
En bas de ce texte, fichier pdf téléchargeable de l’ensemble des interventions

Ce que j’avais oublié de lire

 Je suis content d’être ici pour parler d’Objets d’Amériques, car Yves di Manno est l’un de ceux, avec aussi Jacques Roubaud par exemple, à qui je dois le chemin de la poésie américaine, chemin que j’ai depuis beaucoup emprunté et qui fut au fond un réel fortifiant pour mon propre travail. Ce que je voudrais faire ici, c’est simplement dire ce que j’avais lu dans la tradition américaine, mais aussi ce que la lecture d’Objets d’Amérique m’a appris que je n’avais pas su ou eu le goût de voir. Ce que finalement je n’avais pas lu.
    
D’abord, donc, ce que j’ai lu.
    
Je voudrais commencer par un poème que ne cite pas Yves di Manno, mais l’auteur de ce poème, il le cite en revanche plusieurs fois comme l’un de ceux qui lui importe, qui importe à l’histoire qu’il raconte : Paul Blackburn.
    
L’ART
    
d’écrire des poèmes, disons,
n’est pas une histoire de réussite personnelle
cette surprise
    
Sur le chemin du travail
deux papillons blancs
& du trèfle le long des trottoirs
    
de demander .
de vouloir en tirer autant.
    
 On voit comment ce poème est construit : un titre & trois vers de commentaire / interruption du haïku occidental1/ deux vers où se poursuit le commentaire. Poésie de circonstance, poésie de la notation, de l’anti-interprétation, il s’agit seulement de dire que les choses sont là. De « tirer » le poème des choses. On pourrait s’appuyer sur les analyses parfaites de Barthes sur le haïku où le critique explique que le haïku note un surrectum où s’entend « la pure et mystérieuse sensation de la vie. »Barthes parle aussi du sentiment de « Ca a été. » Il dit encore que l’aspect mobile et fugitif donne à ce qui est noté la possibilité de se dire sujet, de devenir sujet. Dans le flux, c’est comme si de multiples je cristallisaient.
Que le haïku occidental de Blackburn soit inscrit dans autre chose, une réflexion plus générale sur le rapport de la poésie au monde (les 1ère et 3ème strophes) ; que le titre soit aussi le premier mot de la première phrase, de la phrase qui englobe le réel (la 2nde strophe), dit me semble-t-il quel rêve de continuité est ici à l’œuvre. Je crois qu’on pourrait comprendre à grand traits la poésie de Blackburn comme une volonté de faire tenir les choses ensemble. Et plus que les choses : les gens, les gens avec les gens, les gens parmi les choses.
On peut faire résonner ce souci avec une phrase qui est dans le livre de Di Manno. Une phrase de WCW : « Il n’y a plus de sagas de nos jours. Seulement des arbres, des bêtes, des machines. Rien d’autre. »
    
 Donc les choses. L’horizontal. Le monde plat. C’est sans doute le premier trait caractéristique d’une certaine idée commune, qui est aussi une idée convenue, mais j’aime bien les idées convenues, de la poésie américaine. Je rappelle cette phrase fameuse endossée et par WCW et par Wallace Stevens : pas d’idée hors les choses. C’est par les choses que du commun est encore possible. On ne racontera pas l’histoire d’un peuple, on racontera les choses que fabrique ce peuple.
    
De ce point de vue, Blackburn est un héritier de WCW et il le reconnaît. Dans deux poèmes de Cities, un recueil de 1967 mais écrit au long des années 50 et 60 – deux poèmes qui d’ailleurs se suivent dans le recueil –, Blackburn témoigne avec force de sa proximité à WCW.
    
    
TELEPHONÉ A RUTHERFORD
    
« Ca serait vraiment—
gentil à vous de
ne pas venir me voir…
    
J’ai des dif-fi / cultés
à parler, je
suis pas sûr d’y arriver, j’ai
peur que ça soit trop gê-
nnn
ant
pour moi. »
    
- Bill, vous pouvez toujours
répondre aux lettres ?
    
« Non    .   mes mains
ont la langue nouée    .   Vous avez… fait
    
une percée dans mon cœur.
Au revoir. »
    
Et puis sur la page d’en face, après l’agonie :
    
    
NECROS
    
O mon dieu.
D’abord le plus grand batteur droitier de l’histoire
Rogers Hornsby
    
(score de .424 en   1924)
et la moyenne de sa carrière       .358
    
    
    
et maintenant     William Carlos Williams
    
    
 Cette mise en parallèle de ces deux noms : un base-balleur et un poète n’est pas anodine. On peut y lire au moins trois volontés :
1 – il s’agit de reconnaître à WCW qu’il a vraiment inventé une poésie américaine comme d’une certaine façon il le revendiquait, un anglais américain comme il le voulait, même finalement contre Pound ou Eliot, plus américain que tous les autres. Il a été à la hauteur de ce sport suprêmement américain qu’est le base-ball. Il a hissé la poésie jusque là, jusqu’à ce condensé d’Amérique.
2- il s’agit de poser que la poésie c’est une affaire de rythme. De compte. Etc. Que ce qui importe c’est d’avoir le meilleur compte, le rythme rapide et précis du batteur.
3 – il s’agit de définir en propre la poésie américaine comme quelque chose qui est la même chose que le sport, qui n’est pas ailleurs, dans des sphères plus hautes, etc.
On voit là à l’œuvre un des grands traits de la poésie américaine, le sentiment épique ou populaire, selon la façon dont elle est abordée. Epique chez Pound et populaire chez Williams ou chez les objectivistes. On écrit pour se tenir avec, à coté de, ensemble. De ce point de vue le livre de Di Manno propose une réinterprétation tout à fait pertinente du mouvement objectiviste, et tout à fait essentiel. Une relecture semblable à celle de Rancière relisant Mallarmé. On avait fait de Mallarmé, à travers les lectures hantées par le syndrome de l’Absolu littéraire, un écrivain de la langue pure, et de la poésie s’adressant à elle-même. Rancière remet Mallarmé dans la vie de tous les jours en nous rappelant qu’il y a chez lui un véritable souci de penser ensemble esthétique et économie politique, et que la question de la valeur est déterminante chez lui. Quelle est la valeur des mots ? Comment est-elle fondée et comment est-elle fondée non par le poète mais par la collectivité où le poète est inclus, où il est enfoncé. Di Manno propose aussi de comprendre les objectivistes non pas comme de purs formalistes tels qu’on a tendance à les comprendre en France – des adeptes de la grammaire – mais comme si j’ose dire des gens du peuple, et en particulier du peuple juif.
    
Donc : monde et choses d’une part, peuple de l’autre. Il manque sans doute un troisième trait important pour définir ce qui à mes yeux fonde la poésie américaine.
    
Je vais le dire une autre fois dans les mots d’un poète auquel Yves Di Manno consacre une étude. Jack Spicer. Une lettre que Spicer envoie à Lorca en 1957 et qu’on espère que Lorca a reçue :
    
Comme il est difficile de prendre un garçon dans un maillot de bain bleu que j’ai regardé avec autant de désinvolture qu’un arbre et de le rendre visible dans un poème comme un arbre est visible pas comme une image ou une photo mais comme quelque chose de vivant – attrapé pour toujours dans la structure des mots. Lunes vivantes, citrons vivants, garçons dans des maillots de bain bleus vivants. Le poème est un collage du réel.
    
A quoi j’accole cette autre phrase que traduit Yves Di Manno, à nouveau de WCW : « la poésie ne devrait s’acharner qu’à cela, cette vigueur en soi, pour elle-même. »
Rendre le monde vivant, ou revivant, est une des tâches que s’est assigné la poésie américaine. Di Manno a raison de pointer par exemple que le travail de Williams a pour but la vivacité sur la page. Il me semble que l’insistance de Williams sur les fleurs et les arbres relèvent de ce souci de vivacité. L’arbre, je crois, qu’on pourrait le dire est un modèle formel pour Williams et pour sa poésie. Surtout les ifs, les peupliers. Tous ces trucs qui s’élancent, comme s’élancent les fleurs au sommet de leurs tiges. On retrouve les arbres chez Spicer et ils ont aussi la forme de la vie, même s’ils ne donnent pas leur forme aux poèmes : « Les arbres dans leur jeunesse semblent plus jeunes / Que presque n’importe quoi. » On retrouve des arbres aussi, souvent, chez Stevens, et là encore l’arbre est la forme de la vie soulagée, vivante : « les arbres avaient été réparés, comme un exercice essentiel / d’inhumaine méditation, plus grande que la sienne. » C’est intéressant cette concentration autour de l’arbre. Je ne sais pas bien quoi en faire mais il y a là quelque chose qui mériterait sans doute d’être creusé.
    
Donc : choses, peuple, vie.
On est là face à un certain topos de la poésie américaine. Et ce topos, je le reconnais pour mien. En tant que lecteur de poésie américaine, c’est ce que j’ai cherché à lire, ce que j’ai voulu lire. Et c’est toujours ce que j’attends de la poésie américaine. Cette idée de la poésie américaine, elle traverse aussile livre d’Yves Di Manno.
    
Mais à mes yeux de lecteur l’importance d’Objets d’Amérique vient plutôt de ce qu’il me fait comprendre que j’ai peut-être eu tort de croire les poètes américains sur parole quand ils prétendirent qu’ils avaient inventé l’Amérique et un sabir américain, qu’ils étaient entièrement libres de leur anglo-saxonnité. Ce qui me frappe au contraire dans le découpage qu’opère Di Manno c’est la présence d’une très vieille tradition anglaise que j’appellerai pour faire court : le mage, le magoi en grec. Je le dis en grec non par prétention mais plutôt parce que le mot a en grec un double sens qu’il a largement perdu en français mais pas en anglais : les magoi ce sont parfois de vrais prêtres, parfois de purs charlatans. Résonnent là au moins les noms fameux de Blake et de Yeats.
    
Il y a donc une vraie pulsion de mage chez les poètes américains et je le découvre en lisant ces pages :
C’est l’éloge de la magie que fait Duncan : « la magie nous permet de surgir et de parler avec les esprits en oubliant notre existence. »
C’est l’idée de Spicer qu’il écrivait sous « dictation, » sous la dictée.
C’est le goût des Chamans de Jerome Rothenberg, ou son goût des oracles.
C’est aussi d’autres que Di Manno ne cite pas qui sont intéressants au moins à nommer ici : les chamans de Gary Snyder, le Ouija-Board de James Merrill. Ou les séances télépathiques de H.D.
Durant la seconde guerre mondiale H. D. a tenu de nombreuses séances de spiritisme chez elle, avec Bryher, sa compagne. Ceux avec qui elle parlait, c’était avant tout les pilotes morts de la RAF. Elle disait de ces séances que c’était une forme de mourning, c’est-à-dire de deuil
Je vais traduire ici, vraiment très vite et approximativement, un texte d’H. D. dans la Trilogie (Il existe peut-être une très bonne traduction française mais je ne l’ai pas sous la main2) :
    
[La télépathie]
    
Agit à la manière d’un messager, d’un interprète,
Elle explique les symboles du passé
    
Dans l’imagerie d’aujourd’hui
Elle mêle le lointain futur
    
Et la plus ancienne antiquité
Énonce avec économie
    
Dans une simple équation rêvée
La plus profonde philosophie
    
Dévoile les secrets de l’alchimiste
Et suit le mage au désert.
    
On retrouve encore ce mot de mage. En première lecture, on pourrait rapprocher un peu vite ce goût de l’irréel du surréalisme français, mais je crois que Di Manno a raison de montrer que ce n’est pas la même chose : le surréalisme français on pourrait dire que c’est un individualisme, il s’agit de laisser parler un Moi sans contrôle et sans limite. Au contraire comme le dit Duncan, la position de mage permet d’oublier sa propre existence. Et si Spicer parle sous la dictée, la dictée est dans la langue, à un endroit inconnu du langage. Quelque chose qui ne lui appartient pas mais aux autres, et qui lui dicte. C’est dehors que ça se passe et pas dans l’inconscient comme le note Di Manno.
C’est important, je crois, de marquer cette différence : le surréalisme français a une vision finalement binaire, moi l’autre, le conscient l’inconscient. Ce que défendent les mages américains c’est plutôt que l’autre est déjà dans soi, et qu’il y a un effacement des frontières. « The Me-Myself and I trinity is dissolved. » comme le dit Duncan : la trinité du moi, du moi-même et du je est dissoute. Et H.D. relate cette expérience très belle : elle parle avec de jeunes pilotes de la RAF qui signent chacun leurs messages de leurs prénoms et l’un deux finit de parler en signant, lettre par lettre, othersmany (d’autres beaucoup, pas beaucoup d’autres mais d’autres beaucoup). Le mage américain est d’autres beaucoup.
    
Le mage reste donc une figure collective, une figure tellement collective qu’elle ne va pas seulement faire l’histoire de ce monde mais celui des autres mondes.
Et je crois que c’est pour cela qu’elle intéresse Yves di Manno : parce qu’il croit, et son propre travail de poète en témoigne assez, que la poésie n’est pas le fait de celui qui l’écrit mais toujours aussi, en même temps, la citation de quelque chose et de quelqu’un d’autre.
    
    
    
par Stéphane Bouquet
Photos @Florence Trocmé, de haut en bas, photo 1, Stéphane Bouquet, photo 2, Stéphane Bouquet et Yves di Manno, photo 3, Stéphane Bouquet avec Yves di Manno et Isabelle Garron, photo 4, Stéphane Bouquet avec Yves di Manno (photos agrandissables par simple ou double clic).  

Fichier PDF téléchargeable de l'ensemble des communications : 
Téléchargement Yves di Manno, Petit Palais, février 2010, autour de Objets d'Amérique
  
    
    

1. J’appelle haïku occidental des formes poétiques inspirées par le modèle japonais, qui ne respectent pas les contraintes formelles du genre mais en suivent la ligne générale : poétique de l’instantané, capture d’un réel éphémère, micro-événement insignifiant.
2. NDLR. Poezibao rappelle que la revue Siècle 21, en son numéro 14, Printemps-été 2009, a publié une traduction inédite de toute une partie de la Trilogy de H.D. (Hilda Doolittle), traduction signée Auxeméry. Il s’agit de la section intitulée « Les murs ne croulent pas. »