Kim est debout devant la fenêtre ouverte de la cuisine. Ses mains sont posées sur l'évier. Elle regarde la chaîne des Pyrénées au loin, incroyablement visible, panorama dont elle ne se lasse pas tant il est beau, éternellement rassurant. Du Pic du Midi de Bigorre à la Rhune les sommets sont parfaitement enneigés. Cette vue stupéfiante les avaient décidé à acheter cette maison perchée sur une colline de Chalosse il y a quelques années. Y mettre tout leur coeur pour la transformer en maison d'hôte. Accueillir. Offrir ce que l'on a de meilleur en soi. Kim a son regard perdu au loin ce matin. Elle doit prendre l'avion demain à Pau Uzein avec son mari et sa fille. Ils vont aux États-Unis. On les attend à St Petersburg (Floride).
Janvier / avril 1968. Les B-52 ont balancé cent mille tonnes de bombes autour de Ke Sanh pendant les soixante-dix-sept jours de la bataille. En moyenne, les bombardements sont trois fois plus intenses que pendant la seconde guerre mondiale. Wayne est plongé dans cet enfer jusqu'au cou. Il en sortira. Huit mois plus tard il est à Saïgon, quelques jours de repos. Au parc Le Van Tam, assis sous un grand ficus, il fume. Le temps est arrêté, la guerre est loin, mais elle est toujours dans son esprit.
On ne se débarasse pas d'elle, impossible, elle colle à la peau comme les sangsues dans la jungle. Elle colle au coeur et au cerveau. Dans la tête il y a toujours des cris, des bruits, des ombres noires qui frissonnent, de la fureur et du sang. Et puis la peur ; la peur qui certains jour possède même un visage. Effrayant. Wayne mettra presque trente ans à retrouver un semblant de paix.
Kim est assise sur un banc près du ficus, elle lit un bouquin, elle fait des études de biologie, elle parle anglais. Ils vont entamer, très naturellement une conversation. Wayne a également étudié la biologie à l'université de Floride avant la guerre. Ils sont jeunes tous les deux, ils ont des points intérieurs semblables, sont tous deux réservés et un peu introvertis, et puis ils ont aussi plein de goûts communs, ils découvriront vite qu'ils aiment Chopin, Andy Warhol, Creedence Clearwater et les travaux de WWC comme ils disent, Watson & Wilkins & Crick les pères de l'A.D.N.
Ils vont se revoir au hasard des possibilités de Wayne qui entre deux missions dans la jungle ou sur les hauts-plateaux revient s'échouer auprès de Kim, comme un naufragé qui retrouve la plage.
Ils vont s'aimer, naturellement, normalement, avec passion. Un enfant naîtra. Il lui dit qu'il va l'emmener aux USA, qu'ils vont se marier. Ils vont quitter ce pays en folie, à feu et à sang. Il l'aime sincèrement. Il lui offre un jour une petite amulette, un tigre de jade. En mai 1969 Wayne est grièvement blessé à Hamburger Hill. Il est rappatrié sans qu'il puisse revoir Kim.
Il n'aura de cesse par la suite, par le biais d'amis de son bataillon restés là-bas, d'essayer de reprendre contact avec elle. En vain. Kim a disparu. Elle s'est évanouie dans la nature, il essaie tout. Rien. Un silence glacial répond toujours à ses démarches, à ses espoirs. Il est désespéré.
Kim a déménagé avec sa mère et son enfant, elles sont installées à Kampot près de la frontière du Cambodge où réside une soeur de son père. Ensuite, très vite, le chaos et la fin de la guerre. La fuite, la panique désordonnée du 30 avril 1975. La mort, la réeducation programmée pour des centaines de milliers de personnes dans des camps spéciaux. Kim fuit le Vietnam en 1980, elle arrive en France après avoir vécu l'enfer des boat-peoples avec sa fille. Wayne est toujours dans son coeur. Il faut vivre. C'est en France, en Chalosse que sa vie la portera. Elle va se marier.
Un matin Kim ouvre son ordi comme d'habitude. Facebook. Elle pousse un cri, se lève, se précipite dehors, s'asseoit sur une chaise et se met à pleurer, doucement. Le coeur lui manque, sa vie se met à ralentir, elle respire lentement. Elle ferme les yeux. Une heure après elle peut revenir devant l'écran. Wayne est là, de l'autre côté du miroir. Il l'a retrouvé. Miracle Internet, miracle Facebook...
Plus de trente ans ont passé, il vit du côté de St Petersburg, Floride, il n'a jamais cessé de penser à elle, à l'enfant qu'il sait mais qu'il ne connaît pas, il n'a jamais pu la retrouver malgré son assaut permanent auprès de diverses associations, Croix Rouge, etc, pendant des années... Il l'a cru morte, s'est marié, comme Kim, il a des enfants, sa femme sait tout de son histoire, puis il recommencé à chercher comme un forcené après des années de jachère, il y avait maintenant Facebook.
Elle répond à Facebook. Il répond. Je suis là, tu es là. La vie est incroyable, quand on ne pense voir qu'avec les yeux de la tristesse, de la nostalgie, du désespoir même, parfois... Quand on pense notre vie à l'image des eaux sombres et calmes d'un lac, ce sont celles d'un torrent vif qui, en réalité, ne sont pas loin. La vie est la vie, le temps n'est qu'une simple notion des hommes. La vie est la vie. Elle lui dit qu'elle n'a ramené du Vietnam que sa fille et le tigre de jade.
Les semaines passent. Tout est organisé. Kim, sa fille, son mari prennent demain l'avion pour St Petersburg. L'année prochaine, c'est déjà décidé dans une énorme effervescence de joie, Wayne et toute sa famille atterriront à Pau Uzein.