Eliot Pattison, Dans la gorge du dragon

Publié le 06 mars 2010 par Argoul

Voici le premier roman policier tibétain. Écrit par un Américain, juriste, économiste et grand voyageur (son site). Il s’est pénétré du Tibet d’aujourd’hui, occupé par les Chinois han, acculturé par le positivisme marxiste et les slogans à courte vue du Grand timonier.

A l’heure où chaque Etat s’empresse de discourir sur la liberté et d’éviter surtout de recevoir le Dalaï-lama pour ne pas faire de peine aux communistes, il est bon se savoir comment la vie tibétaine se fait sous la botte.

Heureusement, tous les Chinois, même communistes, ne sont pas aussi primaires. Chou Enlai avait déjà retenu les artilleurs qui canonnaient avec enthousiasme les monastères et les temples millénaires. Ainsi le Potala, le palais sacré du Dalaï-lama à Lhassa fut-il sauvé. Shan Tao Yun, ex-inspecteur de Pékin relégué sans procès dans un camp de travail au Tibet, est lui aussi un Chinois han pétri de culture, pour cela respectueux de l’âme du Tibet. Il va mener l’enquête après le meurtre du procureur de région, extirpé du camp de travail sur ordre exprès du général commandant militaire.

Tout est compliqué en Asie, les choses ne sont jamais ce qu’elles paraissent mais des illusions nées des imaginations trop promptes, enfiévrées par l’altitude. L’aspiration au réel est forte au Tibet parce que l’air y est cristallin et le paysage rude. Le soleil ne connaît pas la nuance, rendant tout blanc et chaud à la lumière et tout glacé et sombre à son ombre. Ainsi la Voie est-elle étroite aux âmes pour se frayer un chemin parmi les démons. Mais la spiritualité est forte, enracinée au cœur de ce peuple d’élite. Les Tibétains résistent aux injonctions matérialistes et prosaïques des marxistes primaires parce que leur liberté est avant tout intérieure.

Il existe un lieu secret au plus profond de la montagne où un ‘gomchen’, un saint homme, vit en reclus pour le salut des hommes. Il est une sorte de Dalaï-lama caché, protégé comme un trésor depuis le XVIe siècle. Shan fera la rencontre du prochain élu sous la forme d’un berger encore tout jeune adolescent plein de vie, mais empli d’une sagesse immémoriale. S’il croit à la puissance de l’esprit, Shan ne croit pas aux miracles, étant en cela rationnel à la manière moderne. Il cherche à comprendre. Pour lui, la vérité est la voie. Peut-être en ce sens est-il très américain ? C’est pourtant un prêtre taoïste, sagesse chinoise différente du bouddhisme, qui lui a dit un jour que « notre vie est l’instrument que nous utilisons pour faire l’expérience de la vérité » p.429.

Est-ce le démon Tamdin qui hurle dans la montagne ? Est-ce son incarnation qui a tué le procureur Jao ? Ou bien sont-ce les purbas, ces résistants tibétains à l’occupation chinoise ? La Sécurité publique veut un coupable et peu importe si ce n’est pas le bon, « le Peuple » ne demande qu’à être édifié de la voie correcte entre le bien et le mal selon saint Marx. Shan le relégué, qui n’a jamais été condamné lors d’un quelconque procès mais a simplement fait l’objet d’une « lettre de cachet » d’un ministre communiste, est lâché en laisse par le général qui sent bien que les jeunes loups de la région sont avides de pouvoir. Et que l’exploitation économique des richesses minières, autorisées à une entreprise américaine, peut cacher de gros sous.

L’intrigue est compliquée, les voies pour parvenir à la lumière tortueuses, mais l’âme du Tibet dans ce roman est bien rendue. Il est difficile de s’en pénétrer en touriste. Même en y passant plusieurs fois plusieurs semaines, il reste quelque chose d’irréductible – qui passe bien dans ce livre. Tous ceux qui aiment le Tibet le liront.

Pour les autres, qu’ils méditent simplement cette analyse : « Là-bas [aux États-Unis], la vie est gâchée. Là-bas, les gens se contentent de vivre SUR le monde. Ici [au Tibet], vous pouvez vivre DANS le monde. Les bouddhistes ont huit enfers de feu et huit enfers de froid. Mais en Amérique, il existe un niveau infernal tout neuf. Le pire. Celui où l’on pousse tout un chacun à ignorer son âme en lui répétant à satiété qu’il est déjà au paradis » p.445.

Eliot Pattison, Dans la gorge du dragon (The Skull Mantra), 1999, 10-18 2004, 533 pages, 8.93€

Déjà chroniqué sur Fugues : Eliot Pattison, La prière du tueur, 2007

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