Poezibao poursuit avec ce troisième volet la publication des interventions autour du livre Objets d’Amérique d’Yves di Manno (rencontre du Petit Palais, le 24 février 2010) –
Objets du silence
C’est un grand plaisir d’essayer de reconstituer ici un peu le geste d’un ami et d’un collègue en poésie, poète singulier et droit, et un plaisir aussi fort qu’hommage lui soit justement rendu pour un livre à la fois si personnel et général.
Je m’attacherai à décrire l’enjeu de la première page du livre, qui évoque, l’air de rien, la scène originaire de l’auteur et, peut-être bien, la scène originaire de tout écrivain, voire de tout homme.
Le premier objet qu’évoque Yves di Manno dans ses Objets d’Amérique est bizarre ou étrange, fascinant, intermédiaire, tissu de signes que l’incompréhension rend durs et compacts : la suite des lettres forme un texte fermé, clos et fini comme un objet. L’enfant sait pourtant que l’objet peut être saisi, compris, et que certains enfants, sachant lire, peuvent déjà le saisir ou comprendre et se tenir au seuil de l’âge adulte.
La scène d’enfance, la scène d’enfant (strictement au sens de Schumann), il faut la dire inaugurale deux fois. Une première fois, parce qu’elle constitue le début du livre, son entrée en matière, imprimant à celui-ci une marque première et une direction. Une deuxième fois, parce que la scène en question est à bien des égards la scène originaire de quelqu’un, et de chacun.
La scène, si dense, énigmatique et importante, porte une date : « septembre 1960 ». C’est « le premier jour de l’année scolaire ». La scène est campée simplement, et les mots simples pour la dire l’air de ne pas y toucher retiennent étrangement l’attention. Qu’est-ce que ce « premier jour » de « l’entrée au cours préparatoire » ? C’est l’entrée dans l’âge de la lecture et de l’écriture, ni plus ni moins. Le premier pas vers le seuil. Le « CP » signe l’adieu au monde du silence autorisé, de la communication irrégulière et du babil énigmatique et fascinant, l’adieu au monde de la voix en apparence dispensée de l’écrit. La « préparation » au nouveau monde est apprentissage des lois de l’alphabet, du déchiffrage et de la transmission, en somme la découverte des compétences de partage d’une langue. Voilà pourquoi di Manno a simplement raison de parler d’un « rite de passage », serait-il profane. Tout rite implique violence, car il signifie à qui le suit qu’il n’a pas le choix. L’initiation est une contrainte logique : ou bien l’enfant accepte la prometteuse violence de l’enseignement (sa question), ou bien l’enfant n’a pas le droit d’être du nouveau monde, qui est un monde commun régulier (il ne peut l’approcher). Le déchiffrage sera l’énigme cédant du terrain.
La violence préparatoire est vite signalée sous la forme des larmes qui sillonnent, comme pour s’imprimer sur un champ muet, le visage du « gamin », dont l’image hante le jeune Yves, six ans. Le visage sillonné, effet de la violence du rite élémentaire, est un texte muet ; il dit l’anxiété d’apprendre une langue fixée et, surtout, des normes en langue. L’image du « gamin » aux « poings serrés », qui bande ses forces contre la souffrance anticipée, hante Yves, le narrateur. La scène se passe vite. « A peine installés dans la salle de classe », les enfants doivent ouvrir, à la demande de l’instituteur, ce que le narrateur appelle exactement « le livre de lecture ». « Livre de lecture » est en italiques, et on peut bien appeler ces italiques, des italiques de l’effroi ou des italiques de la violence. Car l’apprentissage de la lecture est une obligation. L’obligation est communautaire, et l’enfant devenu un narrateur a une grande conscience de la communauté préparée, une conscience intensive. De quelle violence est-il question, et quelle en est la portée ? Voilà bien mon thème aujourd’hui. Il n’est pas sans rapport avec le silence de l’objet loin dans sa proximité, en somme avec ce que Benjamin décrivait exactement comme le fait même de l’aura. L’enfant est préparé à l’aura.
La situation de l’enfant devant « la page » soumise à chacun des petits d’homme « à tour de rôle » est exactement la solitude ou l’isolement avec le langage. L’enfant sait parler (il a accès au langage, son élément pour penser un peu la situation « préparatoire »), mais en principe il ne sait pas encore lire, ni écrire (il n’a pas accès à la langue, au savoir de l’outil de langue, au savoir de l’unité de l’oral et de l’écrit). L’enfant est seul avec l’objet-page, qui est un condensé de langue, mais un condensé fermé. La solitude a son uniforme, l’uniforme rituel, qui est l’uniforme de la solitude avec le langage, avec la parole aérienne, en tant que le langage (l’air) doit donner accès à la langue (à la terre). L’instituteur doit vérifier qui est « en mesure » de « déchiffrer » la page, donc de passer de la parole aéré à la science du langage écrit, terré. L’expression « en mesure » est employée deux fois, de même que le verbe « déchiffrer ». Un seul élève, en avance, est « en mesure » d’ « énoncer le texte » ; ce qui signifie qu’il se mesure en terme de langue. Il accède à la langue, son humanité s’y mesure. Sachant lire, il quitte aussitôt la classe préparatoire, pour une terre. Il est déjà initié ; c’est un enfant de la langue préparée. La « détresse » que ressent l’enfant incapable de lire, l’enfant à préparer, signifie qu’il n’a pas encore sa mesure de langue, alors même qu’il sait que chacun, chaque « petit d’homme » doit se mesurer à elle. L’enfant initiable sait qu’il y a une science commune, un partage du savoir dans l’écriture. La détresse pré-alphabétique sera dite « immense », c’est-à-dire non mesurée, hors-langue. Le narrateur initié parvient cependant magnifiquement à énoncer ici, au présent de narration (dans la superposition des présents), l’angoisse de précéder la langue, sans quoi aucun désir d’y accéder (aucun désir humain) n’est possible. La parole aérée ne suffit pas. La petite enfance ne suffit pas et résiste. Posons que la situation de l’enfant est exactement égale, non seulement à la situation du traducteur, mais à la situation du lecteur qui découvre un livre et désire lui imprimer un sens. Il y a plus, que les Objets d’Amérique dévoilent peu à peu : l’écrivain également déchiffre le sens qu’il inscrit ou excrit, et il procède à cette opération en mémoire de l’effroi qui précède le savoir, en mémoire d’une parole sans langue et, surtout, éprouvée au bord du silence, dans une demi-langue, la langue de l’enfant. Car l’enfant n’est qu’à moitié privé de la langue qu’on lui prépare.
Le deuxième usage des italiques s’applique à la question : Comment fait-il ? Nous sommes au cœur du présent de narration, qui permet non seulement de faire comme si le sujet était au cœur du passé, de l’ancien présent se déployant, mais encore de renvoyer l’ancien présent au présent de l’énonciation – à l’aujourd’hui de langue. Car l’homme qui signe aujourd’hui la page inaugurale des Objets d’Amérique, c’est l’enfant continué, l’enfant décrit dans sa nécessaire démunition aux portes du savoir. Les munitions futures continuent la démunition première, sans doute ; surtout, elles reposent sur la reconnaissance non seulement des forces de la première démunition, mais encore des forces de l’effroi de l’accès au chiffre, à jamais. Rien n’a changé, et tout à changé, à cause de l’effroi intermédiaire.
Or, l’enfant avait quelque munition : le langage parlé, la langue de la pensée déjà, qui autorise le présent de narration (et déjà le présent des mots retenus sous un crâne) et précède la science, cause du récit.
Tout se joue donc dans la conscience de l’instant plutôt que dans l’instant même. Di Manno ou le narrateur relève la soudaineté du déchiffrement de l’élève savant, qui réfute le silence de l’œil. Dans l’instant compris apparaît le lien entre langue et langage, écriture et lecture, écrit et voix : « sa voix remplit le silence de la salle ». Le jeune di Manno est un regard conscient en silence, un discours intérieur, qui sortira dans la plume de savoir, la plume adulte. Bien. Le discours intérieur était contenu dans l’angoisse aux portes du chiffre, au seuil de la communauté de langue. « Comment fait-il ? » veut dire : Quelle est sa méthode ? ou bien Quelle est sa science ? « La question se formule en moi comme si ce talent relevait d’une magie insoupçonnable. » La magie suppose une méthode inconnue pour « déchiffrer le message qui se cache derrière l’imbroglio de signes », ou plutôt : la magie, c’est la réserve de savoir dans la compétence. L’ « immense détresse » continue l’effroi qui donne le prix : « je donnerais n’importe quoi, en cet instant précis, pour être en mesure de déchiffrer le message ... » L’enfant sait que le prix de la lecture est immense. Il me semble qu’une des leçons de cette magnifique page d’inauguration, c’est qu’après l’école, jamais l’initiation ne s’achève. A-t-elle commencé ? Et, si oui, comment a-t-elle commencé ? Les portes restent ouvertes. La lecture garde un prix non mesurable. En lisant en écrivant, chacun peut oublier ou bien inoublier le « seuil inaccessible » du sens. Car c’est bien le seuil même qui reste inaccessible à la fois quand un sujet est cru passé du côté du message ou de la signification et quand il s’expose au chiffre du sens, indéfiniment, au titre de la poésie, « cœur de la littérature ».
Dans Le langage et la mort (p. 70 et sq.), Agamben relève un passage du De Trinitate (X, 1, 2) à propos de l’expérience d’entendre un mot de signification inconnue. C’est l’expérience inverse ou symétrique de l’expérience fidèlement évoquée par di Manno. L’expérience d’entendre prononcer et de comprendre un groupe de signes illisibles est la symétrique inverse de l’expérience d’entendre prononcer et de ne point comprendre un mot lu dont on sait qu’il n’est pas un mot vide. Car l’enfant di Manno ou l’enfant de di Manno (l’enfant vrai dont il fait à son insu la description phénoménologique) sait que le texte encore illisible ou indéchiffré de lui a un sens ; il le sait d’une certitude apodictique, exactement comme le sujet qui peut lire un mot énigmatique et l’entend dire sait qu’il ne s’agit pas d’une voix vide (vocem inanem). Augustin dit : « Si en effet il ne connaissait que le son et ignorait que ce son signifie quelque chose, il ne chercherait plus rien une fois perçue, autant qu’il était en son pouvoir, la réalité sensible. » Sans doute l’enfant à qui on soumet une page sait-il que la page ne lui serait pas soumise si elle n’avait aucun sens. L’école ne lui propose pas d’emblée la « sonate originaire » de Schwitters, laquelle échappe moins au sens qu’à la signification. Mais n’y a-t-il pas au fond de l’impérieux besoin de déchiffrer bien plus que le désir de savoir comme les autres ? N’y a-t-il pas dans le hiéroglyphe de l’enfant, dans l’énigme de la page, dans l’écrit à découvrir, avant la prononciation même, avant l’énoncé du texte, une force, un appel au savoir dont nous cherchons précisément à reconstituer le message silencieux ? La page en appelle à ce que Tortel nomme « la faculté d’émettre et d’entendre un langage » (Un autre XVIIe, Marseille, André Dimanche, 1994, p. 141). Elle dit le sens du silence, le prix humain du sens, immense. La page première de di Manno, dans sa pudeur hyperbolique, sa retenue d’exception, nous aide l’air de rien à faire la théorie de l’homme comme sujet lyrique. Car l’enfant continué, le petit d’homme et de femme, est le sujet d’un discours qui est un chant premier et dépendant.
photos @Florence Trocmé, de haut en bas, photo 1, Philippe Beck, photo 2, de gauche à droite Stéphane Bouquet, Yves di Manno et Philippe Beck, photos 3 et 4, Yves di Manno et Philippe Beck