Shahid Javed Burki – Le 5 mars 2010. Un des obstacles majeurs au développement du secteur privé au Pakistan est la faiblesse du système juridique et judiciaire. Depuis quelques temps déjà les économistes du développement dans des institutions telles que la Banque Mondiale (BM) ou la Banque Asiatique du Développement (BAD) analysent les relations entre l’efficacité du système juridique et les performances économiques des nations. Reconnaissant l’importance d’un système juridique et judiciaire qui fonctionne correctement, la BAD a financé il y a quelques années un programme pour la réforme judiciaire au Pakistan. Le programme n’a pas bien fonctionné, semble-t-il, du fait d’un manque de soutien de la part de l’exécutif, à différents niveaux.
Les économistes qui ont exploré les relations entre le droit et l’économie sont arrivés à plusieurs conclusions. Deux d’entre elles méritent qu’on s’y arrête. La première est qu’un système juridique performant contribue de manière importante à la croissance économique et au progrès social. Ceux qui veulent investir dans l’économie sont confortés par un système juridique performant. Un tel système ne possède pas simplement des mécanismes institutionnels pour la résolution des litiges, il crée aussi un environnement de certitude qui assure les investisseurs qu’ils ne seront pas surpris par des décisions discrétionnaires fantaisistes de la part de l’exécutif.
Au Pakistan, la Common Law est la base du système. Elle fonctionne en prenant acte de la jurisprudence tout autant que des lois formelles. Dans le cas du Pakistan, l’exécutif a fait montre d’un grand mépris à l’égard de la jurisprudence. Avec de fréquents changements dans les administrations et dans les idéologies en vogue, les acteurs économiques ont eu à faire face à un degré élevé d’incertitude. Ce qui est une mauvaise chose pour le processus du développement économique.
La deuxième conclusion atteinte par de nombreux économistes du développement est que les systèmes juridiques fondés sur la Common Law sont meilleurs pour la croissance économique que ceux qui suivent des codes rigides. On trouve comme exemples les codes religieux, et d’une certaine manière, la tradition de code civil. Cette dernière est suivie dans une bonne partie de l’Europe, ainsi qu’en Amérique latine. C’est sans doute la raison pour laquelle le monde anglo-saxon, et les parties du monde qui sont tombés sous son influence du fait de l’expansion coloniale, connaissent généralement de meilleures performances économiques que les pays suivant la tradition de systèmes juridiques plus rigides. Les systèmes de Common Law offrent une certaine flexibilité alors que ceux fondés sur des codes sont moins ouverts au changement et à l’adaptation.
Les changements opérés dans le système juridique par l’administration du général Zia-ul-Haq ont créé une confusion systémique. L’introduction de tribunaux de Charia a ajouté un élément de codification aux fondations de Common Law posées par les Britanniques durant leur longue domination sur les Indes. Cependant, le problème principal aujourd’hui est le conflit entre l’exécutif et le judiciaire sur le degré d’indépendance que ce dernier pourra avoir. Il faut résoudre le problème de manière à ce que le judiciaire bénéficie d’une pleine indépendance, sans toutefois empêcher le bon fonctionnement de la branche de l’exécutif.
Dans un ouvrage récent, The Rule of Law (L’état de droit), Lord Tom Bingham, qui a assuré trois des postes les plus prestigieux du judiciaire britannique, soutient que l’état de droit est une sorte de « religion laïque universelle ». Il maintient que les bienfaits de l’état de droit dans des sociétés où il règne, sont plus clairs que ceux conférés par la simple démocratie ou uniquement les libres marchés. En d’autres termes, dans les systèmes « à trois pattes » (celles de la démocratie, des marchés ouverts et concurrentiels, et de l’état de droit) qui ont été adoptés par les nations les plus performantes autour du globe, le respect de l’état de droit est sans doute la « patte » la plus importante.
Selon Bingham, l’état de droit comprend plusieurs éléments. Parmi ceux-ci ont trouve l’accès à la loi, l’égalité devant la loi, le droit à un procès juste et rapide, le fait que les fonctionnaires rendent des comptes à la justice, tout comme les responsables de l’administration judiciaire elle-même, et la capacité du système à s’adapter aux changements de la société. Il paraît assez évident que la plupart de ces éléments sont absents des systèmes juridique et judiciaire pakistanais tels qu’ils sont actuellement constitués. C’est justement à ce problème que le programme ambitieux lancé par la BAD tentait de remédier.
Du point de vue de l’économiste, la confrontation qui oppose les branches de l’exécutif et du judiciaire de l’État pakistanais depuis l'automne 2008 pourra peut-être générer des bonnes volontés. Si cela aboutit à une démarcation claire entre elles, l’évolution du système juridique pourrait se faire en faveur de plus de certitude pour les entrepreneurs qui sont la force motrice des marchés, mais aussi pour les citoyens qui profitent de ces mêmes marchés qui leur fournissent biens et services à des prix concurrentiels et permettent ainsi leur développement.
Shahid Javed Burki est économiste et banquier, ancien ministre pakistanais.