« Si je t’écris, je t’incarne »
Vouloir ne rien dire d’autre que
cette réalité extrême placée sous le signe de l’amour et de la mort, en faisant du poème la seule habitation
possible pour changer la douleur en bien, l’absence en présence, le désastre en
épiphanie, telle est l’ardente, la folle et merveilleuse tentative de Françoise
Clédat dans son dernier livre publié en janvier aux Editions Tarabuste. L’Ange Hypnovel, mis en ligne sur
Sitaudis il y a quelques mois, racontait déjà la nuit de la maladie mais
surtout la lutte commune des amants pour faire que « chaque jour qui leur soit donné mérite
d’être reçu ». Dans ce récit qui
donne sens à la mort, l’accompagnement de l’amante jusqu’aux limites imposées
par la douleur du corps cancéreux et les impuissances ou les peurs du milieu
médical s’achevait avec le passage de l’amant dans l’état sans nom. Entérinant la séparation, L’Adresse commence avec le (Il
y a eu), titre de la première partie. Celle qui y parle, de l’avant, refuse l’échec de « l’amoureux
bercement » et, de l’après, « l’éternité
de la défaite ». Elle tente de redonner vie à la vie, amour à l’amour par
la parole. Et cette parole continûment adressée, offre son incarnation la plus
singulière et la plus universelle à l’homme disparu, entraînant le lecteur sur
son chemin de métamorphose.
Tout le livre renvoie à l’intemporelle figure des amants de la littérature et
le premier texte, placé en exergue des sept parties qui vont suivre, commence
par une citation évoquant la mort d’Yseut sur le corps de Tristan. Cette image
éclaire le questionnement auquel va tenter de répondre l’amante tout au long de
sa quête. Que peut l’écriture pour celle qui survit à la douleur et qui pourtant
refuse la séparation ? L’ambition est, dit-elle, s’adressant directement à
l’amant,de « Donner forme à l’adresse/ te donner forme par
l’adresse… Tenir l’adresse/ A hauteur de corps/ A hauteur de toi ». Françoise
Clédat se confronte alors en poète à « la passion cultivée de l’absence et
au mystère de la continuation ». Elle pratique un exercice de tension et de
volonté, une « écriture croyante », où le poème devient double véhicule
du corps et de l’esprit, forme de vie et forme de langage opérantleur transformation réciproque. Car si l’écriture, qui ne sauve de
rien, ni de l’avènement irréfutable de l’amour ni de l’évènement indéniable de
la disparition, sauve pourtant, c’est parce qu’elle devient non une duplication
de la vie mais la vie entière avec son ossature de mort et son souffle fragile.
L’écriture, plus grande que la mémoire, ressuscitante, insuffle à l’amante la
force de continuer, lui « donne assise » en lui permettant, même réduit
en cendres, de garder un cœur sans repos.
« Non écrire ta vie/ t’écrire toi »,
la fine pointe de l’âme tournée vers
le Verbe. A la manière des mystiques, Françoise Clédat, cherche en elle ce
quelque chose qui illumine la raison, redessine le visage de l’amant, foyer
rayonnant. Elle le fait dans une langue précise dont l’absence de ponctuation,
les anaphores et la syntaxe parfois bousculée permettent la coulée ou le
tâtonnement. Elle réussit une élégie nouvelle, sans pathos, pour célébrer la
bonté de vivre dont l’amant l’a comblée, le don de consolation qui était le
sien, les affres du malheur et l’incrédulité dans laquelle désormais elle se
tient. Quelle identité est « l’identité d’être sans toi » ?
demande-t-elle à l’amant dans la cinquième partie du livre. La mort qui enlève
toute clarté au monde, le rend définitivement à sa vérité cruelle : la solitude,
le manque, la douleur. Mais elle l’enchante aussi, « l’approfondit/ de la
dimension inaccessible ». « Le cimetière où ta tombe » devient
le lieu où s’unissent les contraires, où parlent à la fois la clémence des mots
et la beauté du paysage, pluie du matin, lune, châtaigniers, rosée dans
l’herbe, rires des enfants participant au temps de l’éclaircie, à la paradoxale
reconnaissance : « On est bien / Nos oiseaux du soir crient dans
le crépuscule que nous aimons ».
La sixième partie intitulée (J’ai su
cela/que je t’aimais) rappelle que chaque amour a son histoire mais qu’elle
est autobiographie du genre humain.
Françoise Clédat remonte le passé et retrace la longue avancée de l’un vers
l’autre, des errements de la jeunesse jusqu’à l’apothéose d’un amour accompli
et le présent de la chute. Les amants fauchés au sommet d’une perfection n’en
prennent peut-être pleine conscience qu’avec la mort. Dans ce livre de l’amour
exaltant et de la torturante séparation, - à dessein je ne parlerai pas de
recueil car les poèmes se succèdent épousant les élans et les doutes, le cours
des jours et des méditations en un continu mouvement – il y a, revendiquée, une
« écriture humiliée par les faits », qui« veuve/s’autorise/…/ bien folle et
vieille/d’abondance ». Celle-ci n’hésite pas à dire l’insensé de l’adresse
et son absolue nécessité, excédant toute rationalité.
(L’idée que tu ne finiras pas) clôt L’Adresse. Elle n’est que la promesse
tenue de celle qui a tenté de naître une deuxième fois de l’Amour, en retournant
la mort. Le poème, qui n’oublie jamais l’immensité du chagrin, le délivre
« dans l’ouvert de la disparition », et l’amante qui nomme l’amant « l’ouvert
du monde » apprend par lui « l’ouvert de l’être ». Ce livre de
Françoise Clédat, bouleversant, appelle le lecteur à renaître, à être ce
« corps grandi » de l’amour advenant dans la vie et la mort reliées. Il
pense d’une pensée du corps, miraculeusement affective, et lutte pour conquérir
les limites en proposant une manière de rédemption du réel : « … tu
ne finiras qu’avec moi. » Or à quoi servirait la poésie si elle n’était
pas cette restauration d’une présence au sein même de l’absence ? A quoi
servirait L’Adresse si elle ne visait
pas, à travers la figure éternelle des amants, à nous faire espérer l’Un ?
par Sylvie Fabre G
Françoise Clédat
L’Adresse
Tarabuste, 2009, 13 €