Ayant tourné le dos à ce village hostile, je me retrouve sur le chemin de terre qui m’y avait amené. Suivant la loi n°10 de la drague (« ne pas s’arrêter au premier râteau »), je marche vers le suivant, sous le balancement régulier de mon sac-à-dos.
La piste monte à présent en pente douce pour s’enfoncer dans une forêt de pins. Leur parfum léger m’entoure; sous leur feuillage d’un vert intense, le sol est rouge et rocailleux.
Je vais d’une vallée l’autre, ma route serpente entre des éminences douces. Au-dessous de moi, la plissure des rizières nappe les collines à l’infini; elle étreint la rivière devinée comme une soierie délicate.
Un col me fait soudain changer de perspective et révèle les masses de bois sombre de deux villages nichés dans les inflexions du relief, tous deux faisant face à la pente crénelée. Voici ma chance pour la nuit !
Matou cramé redoute la flotte gelée. C’est sur la pointe des pieds que je m’aventure dans le décor de bois de Yang-wong-li-gao(羊翁里搞). Un vieil homme qui répond à mon timide « ni-hao » par un emphatique « hao-ni », une femme d’âge mûr qui me sourit d’un sourire large et muet, des enfants qui rient; puis, au cœur du village, un groupe d’hommes est rassemblé autour d’un événement d’intérêt commun, qui m’est invisible.
Je m’approche prudemment. Au milieu de la grappe, deux hommes jouent aux échecs chinois; les autres jettent des billets sur la table et poussent des clameurs au gré des mouvements de pièces. Captivés par le jeu, ils m’ont à peine remarqué.
Je m’attends à essuyer le "mei-yeou tchu-sou" de rigueur; mais non ! Un homme d’âge mûr, au visage vieux comme la mer, me prend par la main et m'amène chez lui. Je suis dit-il le bien venu.
Soulagement ! Devant un nouveau refus, je serais redescendu, j’aurais pris une moto pour un village sans âme, dégoté une auberge pas trop minable et dormi rapidement. Mon hôte, ici, me fait asseoir près du feu.
L’intérieur est rustique. Des quartiers de viande sèchent au-dessus du feu. Le jour perce entre les planches des murs, où des ouvertures brutes font office de fenêtres. De larges poutres soutiennent le plancher du premier étage.
La pièce est vaste, divisée en deux moitiés carrées; trois poutres verticales marquent la séparation. De mon côté, près de l’âtre, une table de cuisine, quelques victuailles, et chose étonnante (c’est le seul objet non-dégradable !) une armoire en plastique vitré où l’on range assiettes et couverts.
De l’autre côté de la démarcation, une table basse ronde à deux pans séparables, comme il est commun d’en voir dans cette région, enserre en son milieu un wok et son support à chauffage électrique. Contre les murs, le strict nécessaire : un autocuiseur pour le riz, une machine agricole. Ainsi qu’un nombre impressionnant de paires de souliers et de sabots !
En dépit de mes vaines dénégations, mon hôte répète qu’il aime particulièrement la France, mon pays; puis il me redemande d’où je viens, déjà ! Une ribambelle de gamins a surgi de nulle part et fixe le lao-wai d’un regard muet; le feu danse sur leurs visages curieux. Bavardage.
Il veut bien faire les choses, mon hôte, trop bien à mon goût ! Des quartiers de porc qui sèchent au-dessus du feu, il en coupe plusieurs. Son fils plonge un couteau dans une bassine d’eau chaude et les tranche en rondelles. Quand un morceau s’échappe et tombe sur le sol, il le plonge rapidement dans l’eau chaude. Curieux, ce souci maniaque pour certains gestes d’hygiène, opérés avec des mains noires de poussière !
Nous dînons d’une fondue : porc et salade cuits dans une eau bouillante, accompagnés d’un bol de riz aux étranges incrustations violettes. Mon hôte me laisse (symbole, symbole ?) saler l’eau.
C’est frugal mais délicieux. Je suis très reconnaissant à mon hôte de cet accueil si chaleureux. Sans arrêt, il lève son verre et nous buvons bière ou alcool de riz à nos santés respectives. Je crains sans cesse de n’enfreindre un usage, une règle de politesse, et je règle mes gestes sur ceux de mon hôte.
Après dîner, les visages des enfants m’interrogent aux flammes dansantes. Sur Pékin, la capitale lointaine, sur mon métier (comment leur expliquer que je lutte contre l’effet de serre ?), sur la France (ma monnaie, combien de yuans vaut-elle ? comme si c’était une mesure de ma richesse supposée). Notre électricité marche-t-elle bien, en France – un gamin me désigne l’unique ampoule qui éclaire la pièce. A trois reprises, une gosse aux sourcils froncés et aux grands yeux me demande l’heure; il n’a pas de montre au poignet.
Puis le chef du village arrive. Discrets pourparlers avec le maître de maison. Le chef propose que je m’installe plutôt chez lui. Je ne sais que répondre pour ne pas créer d’ennui à mon hôte. Je finis par suivre le chef de village.
Il fait nuit noire à présent. Je suis l’ombre du chef. Dans sa maison, il m’ouvre une chambre simple, mais propre et nette. Je me confonds en remerciements. Je ne sais si quelqu’un doit dormir ailleurs par ma faute.
Avant d’aller au lit, visite aux toilettes publiques : une cahute en bois, un drap comme porte. A l’intérieur, deux planches. Les excréments atterrissent en majeure partie dans une bassine à même le sol. Je ne m’éternise pas.
Retour à la chambre. La fenêtre a des carreaux, et une ampoule éclaire les murs couverts de papier journal. A gauche, un fil à linge tendu longitudinalement fait office de penderie. A droite, le lit est un caisson de bois recouvert d’un duvet. Je bénis mon sac de couchage, et grelottant, chaussettes aux pieds, boules Quies aux oreilles, je m’y enfourne maladroitement.
Je n’entends plus les cris d’enfants dans le soir; bientôt j’ai moins froid. Je me retourne sur le côté, je remercie le ciel de m'avoir amené vers cette terre hospitalière, et je ferme les yeux.
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