On ne présente plus Léonora Miano qui a réussi à s'imposer dans le paysage des lettres contemporaines tant françaises que francophones avec des textes où le style, l'écriture se mettent au service de l'exploration d'une thématique avec beaucoup de profondeur. L'auteure camerounaise a accepté de revenir sur son dernier roman Les aubes écarlates. Bonne lecture !
En gras, mes questions
Léonora Miano -
Après la publication de trois romans et deux recueils de nouvelles, vous avez publié en septembre 2009, Les aubes écarlates au Plon. Quelle a été la réception de ce texte par le public français et plus généralement francophone ?
Le roman a été très bien accueilli. Il interroge le silence subsaharien concernant la Traite transatlantique et les possibles répercussions de cette absence de parole, mais il le fait, je crois, sur un mode non accusatoire.
Ce livre clôt une « suite africaine », la trilogie que vous avez consacrée à l’Afrique au travers des romans « L’intérieur de la nuit », « les contours du jour qui vient » et « les aubes écarlates ». On ressent dans le choix des titres, une volonté d’exploration des ténèbres dans lesquelles ce continent semble plongé et une volonté de proposer les voies de sortie de ce long tunnel. Est-ce votre approche et êtes-vous satisfaite?
Je ne peux laisser dire que le Continent serait plongé dans les ténèbres. Il est peut-être, parfois, dans une sorte de « nuit de la conscience. » C’est à l’éveil que je souhaite l’appeler. Nos peuples sont blessés, meurtris par une Histoire que nous n’avons pas toujours pris la peine d’analyser, de comprendre. Mes romans décrivent ce à quoi nous sommes conduits parce que notre conscience de nous-mêmes s’est dégradée.
Je serais satisfaite si j’avais le sentiment qu’on comprenne ma démarche. Ce n’est pas vraiment le cas, chez les Subsahariens installés en Europe…
Vous avez choisi de redonner la parole à ces milliers, sinon des millions d’africains qui périrent lors de la traite négrière et dont les cadavres furent jetés par-dessus bord des navires négriers. Pourquoi le choix de cette thématique, quel a été l’élément déclencheur de votre démarche ?
Ce sujet m’habite depuis toujours, mais il fallait de la maturité pour oser l’aborder. Ce sont des Subsahariens qui ont été déportés, enchaînés, réduits en esclavage. Il n’est pas normal que les disparus de cette tragédie n’aient pas de sépulture, même symbolique, sur leur sol natal. Les aubes écarlates est le mausolée que je leur offre. Je vous conseille, si vous ne l’avez pas encore vu, de vous procurer le film de Guy Deslauriers, intitulé Le passage du milieu. Vous comprendrez pourquoi il faut à tout prix que l’Afrique ait un propos sur les traites transatlantique et arabes.
On vous sent habitée par les voix de ces âmes damnées, il y a comme quelque chose de mystique dans ces exhalaisons qui entrecoupent la narration principale (le récit du parcours d’un enfant-soldat). Dans quel contexte les avez-vous écrites (ces exhalaisons)?
Il n’est pas possible de parler de « contexte. » Je voulais rendre hommage à ces disparus en leur donnant la parole. Pour moi, ces voix venues d’un au-delà qui est aussi en nous, devaient s’exprimer de manière poétique et spirituelle. L’Afrique reste une terre de spiritualité. Elle chérit habituellement ses morts, les vénère en certains endroits. Comment comprendre que ceux-là aient été oubliés ? Ils avaient souvent été choisis pour leur force, leur jeunesse, leurs talents. Ils nous ont cruellement manqué, puisque nos espaces étaient moins peuplés qu’ils ne le sont aujourd’hui. Une part de nous a péri avec eux et ne nous sera pas restituée si nous n’allons pas la récupérer. C’est notre devoir.
Vous vous appuyez sur les croyances qui entourent le culte des ancêtres, très affirmé chez les populations bantoues, pour émettre l’hypothèse d’une Afrique tourmentée, violentée par les âmes damnées de ces hommes et de ces femmes qui ne connurent point de sépulture. C’est une approche très originale. Quel regard portez-vous personnellement sur ces croyances magico-religieuses?
Bien des peuples non bantous croient à l’au-delà, à la capacité des morts à se manifester dans le quotidien des vivants. Je me méfie des superstitions, tout en conservant, à ma manière, le sens du sacré. On n’abandonne pas ses morts. C’est indigne.
Le principal enjeu de votre roman semble se cristalliser sur la question de la mémoire, et du silence collectif sur la question de la traite en Afrique. L’absence de lieu de mémoire en Afrique. Comment expliquez-vous cette omerta qui touche même les élites africaines?
C’est assez simple, au fond. Plusieurs facteurs entrent en ligne de compte.
1/ L’Afrique a une position complexe dans le trafic négrier, puisqu’elle est à la fois du côté de la responsabilité et du côté des victimes. Regarder cette histoire, en parler, c’est se souvenir qu’elle n’aurait pas eu lieu sans collaborations locales. Je souhaite que cela nous conduise également à honorer ceux qui ont résisté et à prendre en considération le fait que des familles, des proches, ont pleuré tous ces déportés. Ils comptaient pour des gens.
2/ Les abolitions de la Traite et de l’esclavage ont enfanté la colonisation, à travers laquelle les Subsahariens ont pratiquement été réduits en esclavage chez eux, par leurs partenaires de Traite. Et dans la mesure où l’Afrique n’a pas profité de la Traite, il est difficile, pour les Africains, d’étudier cette histoire sans se sentir un peu les dindons de la farce.
3/ Le trafic humain n’a pas disparu de notre continent. L’analyse de la Traite pousserait donc à un aggiornamento culturel, visant à éradiquer des pratiques qui ont favorisé le commerce des esclaves.
4/ Aujourd’hui, contrairement à hier, les Subsahariens, surtout lorsqu’ils sont en Occident, considèrent qu’il existe une fraternité de couleur entre les Noirs du monde entier. Ils éprouvent donc des difficultés à parler d’un sujet qui mettrait leurs ancêtres en position d’avoir « vendu leurs frères. »
Voilà ce que je peux dire, en quelques mots, des freins qui persistent.
La folie d’un de vos personnages va servir d’exutoire. Est-ce un artifice littéraire ou est-ce plutôt une marginalité nécessaire du personnage pour se défaire des discours récurrents renvoyant à l’Occident l’essentiel de la responsabilité de la Traite négrière ? Quels sont les fous ou les folles pour vous aujourd’hui, qui peuvent bousculer nos sociétés africaines ? Les écrivain(e)s ?
Le fou est celui qui ne pense pas comme nous, celui dont la parole nous perturbe. Cela ne signifie pas qu’il ait tort. Le personnage d’Epupa est « possédé » par les disparus. Poreuse à leur souffrance, elle la transmet aux vivants. C’est une médiatrice.
Il y a une dimension spirituelle très forte dans ce dernier ouvrage. Vous relevez de nombreux paradoxes dans le rapport des africains avec leurs croyances magico-religieuses. Pensez-vous que la problématique africaine du développement se résume à cette question ?
On ne peut résumer la problématique du développement à un seul aspect de la vie africaine. À mon avis, il faut aussi prendre en compte le fait que la colonisation ait laissé, dans nos pays, des systèmes étrangers à nos conceptions. Nous devons comprendre ce que l’Histoire a fait de nous et nous redéfinir. La manière dont nous abordons les questions économiques et politiques dépend aussi de cela.
En lisant votre roman, j’ai pensé au texte de Toni Morrison, « Beloved », avec cet univers sombre où un fantôme hante le quotidien de Sethe, l’ancienne esclave. Y-a-t-il une influence de l’auteure américaine dans votre travail ?
Je n’ai pas du tout songé à Beloved, mais je connais très bien ce roman, puisqu’il était la matière de mon mémoire de maîtrise.
Les personnages principaux sont souvent des adolescents ou des jeunes adultes. Epa, l’enfant-soldat, Musango l’enfant-sorcière ou encore Ayané l’étudiante et jeune femme marginale de son village. On a l’impression que sous votre plume, il y a comme un jugement de l’ancienne génération et, qu’il n’y a plus rien à attendre de cette dernière si on se base sur sa faillite – qui est très souvent mise en scène dans vos textes. On pense à Ié, à la mère de Musango, etc. Est-ce votre point de vue ?
Peut-être suis-je restée une enfant ? En tout cas, j’appelle de mes vœux une nouvelle génération de dirigeants africains, qui n’auraient pas macéré dans la matrice coloniale. Ils ont fait leur temps.
Quel regard portez-vous sur le roman de Kangni Alem, Esclaves, qui aborde également la traite, l’esclavage et plus précisément la question des Afro-Brésiliens ?
Le roman a des qualités. Je suis contente d’y avoir découvert la figure d’un monarque ayant existé, et qui refusait de pratiquer la Traite. Il fut destitué pour cela, banni de la mémoire de son peuple.
Je salue le travail de Kangni Alem. Si vous faites une étude là-dessus, vous verrez que, toutes générations confondues, les écrivains subsahariens ont évité le sujet de la Traite négrière. Même ceux de la Négritude, qui fraternisaient pourtant avec des Antillais, ici à Paris.
Quel sera le sujet de votre prochain roman ?
Je ne peux pas vous le dire… Et il faudra l’attendre un peu. Je ne le prévois pas avant 2012. Avant, j’espère la parution de nouvelles afropéennes. Je m’intéresse beaucoup aux populations noires de France. De manière non exotique.
Quelles sont vos plus belles lectures de 2009 et de ce début d’année que vous proposeriez aux lecteurs de ce site?
Pas forcément des livres récents. En cette période morose, je voudrais qu’ils rient un peu, tout en réfléchissant. Je conseille donc Effacement et Désert Américain de Percival Everett. J’adore ce qu’il fait.
Source Photo - Miami Book Fair International