“On a toujours vanté le pragmatisme de l’Europe mais vient un moment où le pragmatisme doit s’accompagner d’un peu de cohérence” estime Edouard Balladur. On ne pourra suspecter la démarche de l’ancien Premier ministre d’être animée par une ambition personnelle. L’ancien ami de trente ans de Jacques Chirac fait désormais partie du club des sages de la république qui jouissent d’une liberté de parole et d’un recul précieux. De Smyrne dont il est natif à Byzance, il n’y a que quelques pas. Cette proximité géographique relative explique peut être que dans la tourmente de la crise actuelle Edouard Balladur ne souhaite pas discuter du sexe des anges mais des fortifications européennes. Ce n’est donc pas un hasard si sa tribune a été publiée le 17 avril au moment ou se tenait à Bruxelles un sommet européen dont l’ordre du jour portait sur l’attitude de l’UE à l’égard de la Grèce.
Le sommet a certes sauvé les meubles en affirmant une solidarité de principe mais les moyens financiers, nerfs de la guerre, sont restés en suspens, renvoyant les Grecs à leur propres turpitudes en les invitant à se serrer la ceinture.
Edouard Balladur refait rapidement l’histoire de la construction européenne. Il rappelle que le grand marché européen a donné lieu dans les années 80 à la création du SME (Système Monétaire Européen) à partir duquel est venue naturellement l’idée d’instaurer une monnaie unique. Avec la création de l’euro, l’Union est restée au milieu du gué, orpheline de la mise en place d’une union politique et/ou économique. Chacun faisait confiance à la fois à la bonne volonté des uns et des autres, et à la force contraignante des mécanismes collectifs. Conscient toutefois qu’il y avait un problème, la création de l’euro a été accompagnée d’un pacte de stabilité dans lequel les états s’engageaient à maintenir leur déficit budgétaire en deçà des 3 %.
Cette limite symbolique n’a pas été respectée par des états aussi importants que la France et l’Allemagne au titre, de circonstances exceptionnelles. Dans les faits, ce pacte de stabilité a été suspendu depuis quelques années. Personne ne le respecte plus sauf, quand c’est conforme à ses intérêts.
De la crise actuelle, l’ancien Premier ministre conclut qu’il est nécessaire d’accompagner l’union monétaire par une union économique. Séparant le bon grain de l’ivraie, il fait remarquer que les racines du mal sont plus profondes que les gouvernements ne le disent. Le niveau d’endettement actuel desles états résulte tout autant du cumul de déficit sur plusieurs années (35 de suite pour la France) que de la crise économique. Tout le problème vient du fait union monétaire n’est pas accompagnée d’une cohérence budgétaire qui évite l’endettement excessif des états. Si certains d’entre eux à l’image de la Grèce sont coupables de turpitudes, la commission européenne n’a pas rempli son rôle. On savait que l’État grec ne remplissait pas ses obligations et masquait les choses mais, on a fermé les yeux.
Au-delà du constat de la situation, Edouard Balladur observe que L’Europe a l’habitude de progresser à travers les crises. Le moment de serait donc venu de démontrer que nous avons pris conscience du problème est que nous sommes prêts à franchir une nouvelle étape dans la construction européenne. Une étape qui réside dans l’acceptation de processus plus contraignants que ceux qui existent. Car l’union économique, ce ne sont pas seulement les budgets ce sont aussi des rapprochements des législations fiscales, sociales : une “coordination des systèmes sociaux et fiscaux à l’intérieur de la zone euro, afin d’éviter les disparités excessives générant des concurrences anormales“.
D’où la proposition très concrète de l’ancien chef de gouvernement basée sur la théorie des cercles qui lui est chère. Si, on ne peut pas tout faire à 27, il ne faut pas s’interdire à progresser à moins de 27.
En l’espèce que les 16 membres de la zone euro à l’occasion d’une modification du traité de Maastricht s’obligent à soumettre à l’Eurogroupe leur projet nationaux de budget. L’Eurogroupe serait invité à se prononcer sur le caractère crédible, pour tout dire honnête, des chiffres qui lui seraient soumis et des mesures envisagées pour l’atteindre. Sa décision serait prise par un vote de membres de l’Eurogroupe, non pas à l’unanimité mais à la majorité qualifiée, chacun des Etats disposant, un peu à l’image de ce qui se fait au FMI comme au Conseil européen ou au Parlement européen, d’un nombre de voix fixé en fonction de son poids économique et financier. Un Etat qui ne recueillerait pas cette approbation ne serait pas autorisé à soumettre son projet de budget à son Parlement national ; il lui faudrait le modifier pour tenir compte des observations de l’Eurogroupe, avant de le soumettre à nouveau à ce dernier, qui aurait la possibilité d’édicter des mesures de surveillance et de contrôle lui permettant de vérifier les données qui lui seraient soumises.
Un tel dispositif touche directement à la souveraineté nationale et à l’essence de nos démocraties parlementaires construites sur la notion de contrôle du budget par le parlement. Pourquoi alors, un tel sacrifice ? Edouard Balladur estime que les européens doivent s’interroger sur le maintien de leurs acquis face au reste du monde. Ces acquis ont été financés par une rente de situation de l’Europe face au reste du monde et qui va s’amenuisant au fur et à mesure que la mondialisation s’opère.
L’Europe ne pourra assurer le financement de son modèle social que si elle s’appuie sur une forte productivité qui lui permettra, dans une économie ouverte de maintenir sa compétitivité. Faute de quoi l’affaiblissement sera trop fort avec le risque de tomber dans une gestion à la grecque voire l’Espagnole où l’on fuit des réalités qui tôt ou tard finissent par vous rattraper.
Inquiet face à la tendance populiste française, Edouard Balladur rappelle que le repli national n’est pas possible dans une économie ouverte. Il a bien conscience toutefois que sa proposition pour aboutir devra passer sous les fourches caudines de l’acceptation allemande d’une part et de l’existence d’une volonté à Bruxelles d’autre part.
En attendant, par sa proposition, Edouard Balladur vient d’apporter sa pierre dans le champ du débat sur la gouvernance économique de l’UE. “Ce n’est pas une Europe trop organisée qu’il faut redouter, mais une Europe restée à mi-chemin ; l’union monétaire doit devenir aussi une union économique” écrit-il dans Le Figaro. Voilà les Etats prévenus.
Cette union économique est peut être dans les faits déjà engagée. C’est le sentiment de Jean Quatremer sur son blog “Coulisses de Bruxelles “. Le journaliste de Libération note que la crise Grecque témoigne du fait que “le Pacte de stabilité a partiellement échoué : une politique monétaire fédérale et des politiques économiques et budgétaires nationales, cela ne peut pas fonctionner durablement“. “Le débat sur l’après crise a donc commencé et chacun s’accorde à reconnaître que la zone euro ne pourra pas faire l’économie d’un véritable « gouvernement économique » sauf à sombrer à la prochaine tempête“.
Jean Quatremer cite le témoignage d’un diplomate européen de haut rang selon lequel : “ nous sommes en train de les modifier (ndlr: les traités européens) sans le dire pour faire entrer dans les faits un véritable gouvernement économique de la zone euro“. Signe que l’idée commence à germer, Joseph Daul, le président du groupe des conservateurs européens a déjà repris à son compte les propositions d’ Édouard Balladur : “les États ne doivent plus s’accrocher à des apparences de souveraineté économique qui ne sont que des faux semblants“.