La Cour européenne des droits de l’homme s’est prononcée dans une affaire éminemment sensible, relative notamment à l’articulation de diverses obligations internationales pesant sur un même État. Surtout, elle a rendu à cette occasion un important arrêt qui consacre de façon remarquable l’interdiction de la peine de mort en toutes circonstances et ce, avant même que le Protocole n° 13 ait fait l’objet d’une ratification unanime par les quarante-sept États parties à la Convention.
Deux irakiens, anciens responsables du parti Baas (ancien parti de Saddam Hussein), ont été arrêtés en 2003 par des militaires britanniques notamment pour leur rôle soupçonné dans l’embuscade ayant conduit à la mort de deux soldats de cette nationalité. Dès 2005, leur renvoi devant les juridictions pénales irakiennes, en particulier le Tribunal spécial irakien (« Iraq High Tribunal », celui qui, notamment, condamna à mort l’ancien dictateur irakien), fut décidé mais il fallu attendre la fin de l’année 2008 pour que la garde effective des deux accusés soient transférée aux autorités irakiennes. Entretemps, ces deux derniers ont formé, sans succès, un recours contre ce transfert devant les juridictions britanniques. De plus, la mesure provisoire (Art. 39) adoptée par la Cour européenne des droits de l’homme afin que les transferts soient suspendus ne fut pas respectée par le Royaume-Uni.
Dans une décision du 30 juin 2009 (Cour EDH, 4e Sect. Al-Saadoon et Mufdhi c. Royaume-Uni, Req. n° 61498/08 - Lettre droits-libertés du 6 juillet 2009 et CPDH 8 juillet 2009), la Cour a admis la recevabilité d’une partie de cette requête comportant plusieurs griefs (Art. 2 - Droit à la vie - ; 3 - Interdiction de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants - ; 6 - Droit à un procès équitable - ; 1er du Protocole n° 13 - Abolition de la peine de mort). Entretemps, peut-être (§ 164) à la suite de l’action du Gouvernement britannique, la peine de mort ne fut plus envisagée contre les requérants. Le Tribunal spécial a d’ailleurs annulé les charges pesant contre ces derniers, qui furent libérés mais remis ensuite en détention après la décision de la Cour de cassation irakienne de reprendre les investigations et de les rejuger (§ 85-89). Dans le cadre de cette nouvelle procédure et à ce jour, il n’est pas certain qu’ils n’encourent plus la peine de mort. La question essentielle soumise ici à la Cour était relative aux articles 2, 3 et 1er du Protocole n° 13 : La décision de transférer les requérants en Irak où ils risquaient la peine de mort devant le Tribunal spécial irakien a-t-elle entraîné une violation de ces droits conventionnels par ricochet (V. par exemple Cour EDH, G.C. 28 février 2008, Nassim Saadi c. Italie, Req. no 37201/06 - v. une présentation sur Droits-Libertés) et donc imputable au Royaume-Uni ?
1° La consécration prétorienne de l’abolition de la peine de mort en toutes circonstances
La Cour saisit ici l’occasion de se prononcer sur une importante question de principe et de franchir ainsi un pas décisif. Elle semble ici avancer sur le chemin tracé par sa jurisprudence passée qui aspirait progressivement à réduire à néant l’exception de l’article 2.1 (« La mort ne peut être infligée à quiconque intentionnellement, sauf en exécution d’une sentence capitale prononcée par un tribunal au cas où le délit est puni de cette peine par la loi »), exception qui empêchait également d’interpréter l’article 3 de façon à ce que la peine de mort soit qualifiée en soi de peine ou traitement inhumain ou dégradant. Par le passé, la porte vers une telle évolution avait été entrouverte dès 1989. La Cour avait indiqué qu’« une pratique ultérieure en matière de politique pénale nationale, sous la forme d’une abolition généralisée de la peine capitale, pourrait témoigner de l’accord des États contractants pour abroger l’exception ménagée par l’article 2 § 1 […], donc pour supprimer une limitation explicite aux perspectives d’interprétation évolutive de l’article 3 » (Cour EDH, 7 juillet 1989, Soering c. Royaume-Uni, Req. no 14038/88, § 103). Elle avait rappelé par la suite que cette éventualité demeurait envisageable (Cour EDH, G.C. 12 mai 2005, Öcalan c. Turquie, Req. n° 46221/99). Mais dans ce dernier arrêt, la Cour avait estimé que par le processus d’adoption du Protocole n° 13 (qui, après le Protocole n° 6 interdisant la peine de mort seulement en temps de paix, prohibait la peine de mort en toutes circonstances), les États avaient manifesté le souhait d’une abolition de jure - par un amendement à la Convention - et non uniquement de facto - une évolution concordante des pratiques qui serait reconnue par le juge européen.
Cependant, en 2010, la juridiction strasbourgeoise estime que la situation a changé depuis l’arrêt Ôcalan - dont elle cite de long extraits (§ 119) - et ce, après avoir retracé à dessein l’évolution juridique et factuelle qui s’est manifestée au sein du Conseil de l’Europe et de ses États membres depuis soixante ans (§ 116-118). Il est ainsi relevé qu’aujourd’hui, le Protocole n° 13 a été signé par les quarante-sept États membres hormis deux (l’Azerbaïdjan et la Russie. Parmi ces signataires, seuls trois - l’Arménie, la Lettonie et la Pologne - ne l’ont pas encore ratifié) et qu’au-delà existe une “pratique concordante des États dans l’observation d’un moratoire sur la peine capitale“. Selon la Cour (§ 120), ceci est “fortement révélateur de ce que l’article 2 a été suffisamment amendé pour prohiber la peine de mort en toutes circonstances” (« strongly indicative that Article 2 has been amended so as to prohibit the death penalty in all circumstances »). En conséquence, les juges européens peuvent énoncer qu’il “ne considèrent plus que les mots de la seconde phrase de l’article 2 § 1 continuent d’être une interdiction à ce que les mots ‘traitements ou peines inhumains ou dégradants’ de l’article 3 soient interprétés comme incluant la peine de mort” (§ 120).
Cette affirmation très importante éclaire d’ailleurs la position forte énoncée à titre préliminaire selon laquelle “quelque soit la méthode d’exécution, l’anéantissement de la vie implique des souffrances physiques“ et que la “connaissance anticipée [par le condamné] de sa mort aux mains de l’État ne manquera pas d’engendrer une souffrance psychologique intense” (§ 115). La Cour peut donc envisager la responsabilité par ricochet, sur le terrain de l’article 3, d’un État qui a remis aux autorités d’un État tiers des personnes qui y risquent la peine de mort. Mais ceci - et c’est ce point qui est donc inédit -, sans avoir à déterminer si « la manière dont [la sentence capitale] est prononcée ou appliquée, la personnalité du condamné et une disproportion par rapport à la gravité de l’infraction, ainsi que les conditions de la détention vécue dans l’attente de l’exécution [et d’autres éléments sont] de nature à faire tomber sous le coup de l’article 3 […] le traitement ou la peine subis par l’intéressé » (Cour EDH, Soering c. Royaume-Uni, préc. § 104).
Le seul fait de transférer une personne à un État tiers sans s’assurer qu’il ne risque pas la peine de mort emporte désormais une violation de l’article 3, comme en témoigne la solution rendue en l’espèce.
2° Une application “par ricochet” : la responsabilité britannique pour le transfert de ressortissants irakiens risquant la peine de mort devant le Tribunal spécial irakien
La Cour rappelle les exigences de sa jurisprudence passée quant à la responsabilité par ricochet d’un État partie, et en particulier le caractère absolu de l’article 3 (§ 122-125. V. Cour EDH, Nassim Saadi c. Italie, préc.), quelque soit par ailleurs la nature des crimes qu’aurait commis la personne transférée (§ 122). En l’espèce, outre l’obligation - qui existait “au plus tard” à la date d’entrée en vigueur du protocole n° 13 à l’égard du Royaume-Uni, soit le 1er février 2004 - d’agir de façon à ne pas exposer des personnes qu’elle détenait à “risque réel d’être condamné à la peine de mort et exécuté” (§ 137), il est reproché à l’État défendeur d’avoir soumis les requérants à un traitement inhumain de mai 2006 à juin 2009 (§ 137). En effet, la Cour estime que dès que les juridictions criminelles irakiennes ont reconnus leur compétence pour poursuivre les requérants, ceux-ci ont été sujet à la “crainte légitime de l’exécution” qui leur a causée “d’intenses souffrances psychologiques” (§ 136).
Pour échapper à la condamnation pour violation de l’article 3, deux axes de défense ont été invoqués par le Royaume-Uni. La Cour les rejette tous les deux mais de façon différente : le premier dès le stade des principes ; le second après examen de circonstances de l’espèce,
Le Royaume-Uni affirmait avoir été contraint par des principes de droit international de transférer les requérants, de nationalité irakienne, en particulier au nom du respect de la souveraineté de l’État irakien (§ 111-112). Néanmoins, conformément à sa position de principe traditionnelle (§ 126-128), la Cour européenne estime qu’un État partie ne peut, dans ses relations avec un État tiers, agir de façon contradictoire à ses obligations conventionnelles, en particulier ici au regard de “la nature absolue et fondamentale du droit de pas être soumis à la peine de mort et du danger grave et irréversible” qui menaçait les requérants (« the absolute and fundamental nature of the right not to subject to the death penalty and the grave and irreversible harm risked by the applicant » - § 138). Un argument de droit international plus précis avait été mis en avant par les juridictions internes pour justifier l’acceptation du transfert vers l’Irak. Les autorités britanniques estimaient que le régime de “l’asile diplomatique” (v. § 93-94) ne prévoyait une protection que lorsqu’il était clairement évident que le ressortissant d’un autre État risquait d’y subir un traitement tel qu’il constituerait un crime contre l’humanité. Toutefois, la juridiction strasbourgeoise refuse explicitement d’examiner une possible contradiction de ce principe avec les exigences conventionnelles (§ 139 - mais ce, non sans rappeler une décision passée de la Commission européenne des droits de l’homme sur le sujet) car elle estime que la situation diffère de ce régime. En effet, les requérants n’ont pas cherché la protection du Royaume-Uni mais ont, au contraire, été arrêtés sur le sol irakien par les forces armées britanniques (§ 140). La Cour refuse donc que les principes du droit international ici invoqués puissent écarter la responsabilité du Royaume-Uni au titre des articles 2, 3 et 1er du Protocole 13.
L’État défendeur aurait pu échapper à la condamnation s’il avait écarté le risque d’exécution pesant sur les requérants en obtenant des autorités irakiennes des “assurances fermes” ou “contraignantes” (« binding assurance » - § 134) selon lesquelles la peine de mort ne serait pas prononcée ou exécutée. Or, dans les circonstances de l’espèce, les juges européens constate qu’une telle assurance n’a pas été accordée. Plus encore, l’inaction britannique apparaît nettement critiquée par la Cour qui relève diverses opportunités manquées au cours desquelles les autorités étatiques auraient pu obtenir de telles assurances (§ 141-142). En conséquence, le Royaume-Uni a manqué à ses obligations conventionnelles dès l’instant où il a transmis le dossier des requérants aux juridictions irakiennes puis transféré physiquement ces derniers en Irak, le tout sans garanties qu’ils n’y subiraient pas la peine de mort. La Cour condamne donc l’État défendeur pour violation de l‘article 3, situation qui n’a pas à ce jour cessée car la menace d’exécution des intéressés demeure dans le cadre du second procès (§ 144). Cette dernière circonstance et l’absence d’exécution effective des requérants a donc, semble-t-il, conduit les juges européens à ne pas se prononcer sur les possible violations de l’article 2 et de l’article 1er du Protocole 13 (§ 145).
S’agissant des autres griefs, si la violation par ricochet de l’article 6 peut exceptionnellement être admise lorsque la personne transférée dans un autre État risque d’y subir un déni flagrant du droit à un procès équitable (§ 149), la Cour estime ici qu’un tel risque n’était pas établi à la date du transfert (§ 150). De façon tout aussi classique, le non respect par l’État défendeur de la mesure provisoire du 30 décembre 2008 par laquelle la Cour demandait que les requérants ne soient pas transférés hors de la garde britannique (§ 78-81) entraîne une condamnation pour violation des articles 34 - requête individuelle devant la Cour - et 13 - droit à un recours effectif - (§ 166). Plus intéressante est l’indication de la Cour, sur le terrain de l’article 46 ( ) selon laquelle l’exécution du présent arrêt exige du Royaume-Uni qu’il “cherche à mettre fin aux souffrances des requérants le plus tôt possible en prenant toute les mesures possibles pour obtenir l’assurance des autorités irakiennes de ce qu’ils ne seront pas soumis à la peine de mort“ (§ 171).
La Cour européenne des droits de l’homme a donc enfin passé un cap envisagé dans sa jurisprudence dès 1989. Il semble d’ailleurs qu’avec cet arrêt il n’y ait plus aucune hypothèse où la peine de mort soit tolérée par la juridiction strasbourgeoise. Cette position est importante au sein du Conseil de l’Europe puisqu’il consacre juridiquement une situation certes déjà bien ancrée mais parfois peu solidement (notamment dans les États non signataires du protocole 13 et où la peine de mort n’est écartée que par un moratoire - par définition temporaire). Toutefois, c’est surtout dans ses effets extra-européens que cette nouvelle avancée est remarquable. Outre la valeur exemplaire de la position de la Cour européenne des droits de l’homme, le mécanisme de violation par ricochet est nettement renforcé. Ainsi, les États parties ne peuvent plus, sous aucune circonstance, transférer vers un État tiers une personne risquant d’y subir la peine de mort, sauf à obtenir de ce dernier État la garantie ferme qu’il n’appliquera cette peine.
Un tel apport tranche quelque peu avec la modeste formation - de chambre - en laquelle la Cour l’a consacré, certes à l’unanimité des sept juges (l’opinion dissidente partielle du juge Bratza ne conteste pas un élément central de la solution). Cet arrêt ne sera d’ailleurs définitif que d’ici deux mois, sauf à ce qu’un renvoi devant la Grande Chambre soit sollicité et accepté (Art. 43 et 44). Cependant, même dans cette hypothèse, l’évolution consacrée par cet arrêt semble peu menacée par une décision contraire des dix-sept juges qui seront éventuellement saisis. Cette solution est en effet le produit d’une tendance profondément ancrée dans la jurisprudence strasbourgeoise, celle du rejet de la peine de la peine de mort, désormais en toutes circonstances.
Al-Saadoon et Mufdhi c. Royaume-Uni (Cour EDH, 4e Sect., 2 mars 2010, Req. n° 61498/08) - En anglais
“PEINE DE MORT (Art. 2, 3 et Art. 1er du Protocole n° 13 CEDH) : Un ultime pas vers la prohibition absolue de la peine de mort dans l’espace européen et ses extensions territoriales “par ricochet”
Actualités droits-libertés du 3 mars 2010 par Nicolas Hervieu
V. La présentation de cet arrêt sur droits-libertés.org