La Ville comme Amoureuse (III) : Istanbul.
Dans son magnifique livre autobiographique en forme de portrait de sa ville, Istanbul, Souvenirs d’une ville, Orhan Pamuk ne cesse d’exprimer le lien indissoluble qui existe entre cette ville et ses souvenirs d’enfance, cette ville et son tempérament mélancolique, cette ville et ce qu’il est devenu : un écrivain (après avoir été tenté par la peinture).
Dans un des derniers chapitres, il parle de son premier amour (et donc de son premier chagrin d’amour) avec la jeune femme dont le nom signifie “Rose Noire”. Et là encore, cet amour semble inextricablement noué avec leurs promenades dans la ville et ses musées.
Une des dernières fois qu’il la voit (mais il ne le sait pas encore), ils se promènent à Kandilli, près de l’extrémité du Bosphore, et assiste à un des incendies incessants d’un Yali : “Nous nous sommes éloignés des voitures et de cette foule qui regardait brûler l’une des dernières résidences ottomanes tout en buvant le thé, et nous avons marché le long d’Anadolu Hisari. Je lui ai parlé de toutes les promenades que j’avais faites dans ces rues en passant de l’autre côté de la rive en vapur, quand je séchais mes cours du lycée.
Alors que dans le noir et le froid, je ressentais jusque dans mes os la puissance obscure de l’eau qui s’écoulait majestueusement dans le Bosphore, devant un petit cimetière, mon beau modèle m’avait soufflé qu’elle m’aimait beaucoup, et, en lui disant que je ferais tout pour elle, je l’ai serrée de toutes mes forces dans mes bras. Pendant que nous nous embrassions, en ouvrant par moments les yeux, je voyais sur son visage de velours la lumière orangée de l’incendie qui se produisait de l’autre côté de la rive.
En rentrant, assis derrière, nous avions gardé le silence en nous tenant la main. En descendant de la voiture, elle a couru en faisant des tout petits pas en direction de son immeuble ; c’était la dernière fois que je la voyais. Elle n’est pas venue à notre prochain rendez-vous.”
Istanbul semble avoir, comme toutes les villes magiques, un visage protéiforme et brumeux (les vapeurs du Bosphore) qui prend les allures de l’amour. Une ville que l’on quitte comme l’être aimé.
D’ailleurs, c’est un motif récurrent dans l’oeuvre d’Orhan pamuk, peut-être marqué à vie par cette première disparition de l’être aimé : dans Le Livre Noir, c’est exactement ce qui est raconté. La recherche de la femme aimée à travers la ville d’Istanbul, jusqu’à ce que les deux se confondent :« On s’en aperçoit tout de suite, le personnage principal du roman, c’est la ville elle-même. Un précipité de vitalité, d’anarchie, d’énergie, de chaos. Galip habite le quartier où Orhan Pamuk est né, tout près de la boutique d’Alaaddine il existe vraiment , chez qui on trouve de tout : des cigarettes, des timbres fiscaux, des bas nylon, des cartes postales, des dictionnaires de sexologie, des épingles à cheveux, des livres de prières, des stylos à bille… Comme le stylo vert, justement, avec lequel Ruya a écrit les dix-neuf mots de sa lettre… À la recherche de Ruya (qui signifie en turc “le rêve”), Galip n’estime pas nécessaire de nous dévoiler les raisons que sa femme, qu’il aime et connaît depuis l’enfance, lui a données pour expliquer son départ précipité. Cela ne nous regarde pas, semble-t-il. Il ne cesse de parcourir Istanbul, cette ville pleine de signes dont Pamuk nous prouve qu’il est impossible de percer tous les secrets, tous les mystères. Il va traverser une succession d’épreuves et de rêves, dans une errance de sept jours et sept nuits à travers sept cercles, ou davantage, de plus en plus grands, de plus en plus loin du centre, dans des quartiers que les guides touristiques ne connaissent pas. Composant un conte qui pourrait s’appeler “Ruya et Galip” et qu’il retrouvera plus tard dans les papiers de sa femme , Galip compose son Odyssée. À la façon des Mille et Une Nuits… Ainsi que des grands poèmes mystiques de la littérature soufie classique contant l’histoire des divers messies, des faux prophètes et des vrais mystiques, des imposteurs devenus souverains, et des poètes surtout. » (extrait d’un article de Nicole Zand, Le Monde, 27 Janvier 1995)