Les partisans du laisser-faire sont toujours nombreux. Qu'ils nient ou non la réalité de la crise écologique (effondrement de la biodiversité, réchauffement climatique...), ils veulent continuer sur le même mode de développement. Et que je te sors des EPR, des Iter, des captations de carbone, des smart grids, des voitures électriques au lithium rare... Tout miser sur un hypothétique progrès technique éventuel et futur plutôt que se poser la question des choix présents et immédiats.
Parmi ces partisans de l'écologie productiviste se trouvent des partisans de projets fous comme Desertec (article Wikipedia), des centrales solaires dans le Sahara pour alimenter l'Europe. Pour faire rapide, le projet coûterait (entre les centrales et les lignes entre Afrique et Europe)) 400 milliards d'euros. Vous pouvez allez lire un point de vue algérien sur le projet, grâce à la Tribune : Desertec ou le projet de tous les enjeux.
Je suis évidemment sensible, pour ce projet, à l'idée de coopération méditerranéenne, gage de paix. Après tout, c'est la base de la construction européenne et on y a gagné plus d'un demi-siècle de paix en Europe de l'Ouest (je pense que ça n'a pas de prix). Mais la Tribune y voit également un risque de colonisation new look et on les comprend :
D’autres protagonistes, mettant en avant les facteurs géopolitiques, indiquent qu’il s’agit bel et bien de colonialisme, avec une autre forme. En décodé, les grands groupes et les multinationales continuent leurs «croisades» pour créer de vastes implantations en Afrique… même habillés en vert. Et les exemples ne manquent pas. Et comme la charité bien ordonnée commence toujours par soi-même, la future énergie solaire saharienne sera, de prime, destinée… à chauffer l’Europe. Que feront alors les pays maghrébins, dont l’Algérie qui dispose d’un gigantesque potentiel solaire ?
Pour ma part j'ai d'autres griefs, que voici.
D'un point de vue environnemental tout d'abord, c'est une aberration. Certes, il s'agit d'un désert et pas d'une forêt vierge luxuriante. Mais des espèces endémiques vivent là-bas et n'ont pas plus envie de disparaître de la surface du globe que les rhinocéros blancs ou les gorilles. Ce ne sont certes pas des terres agricoles qui seront bétonnées, mais je me pose la question des conséquences sur l'environnement du bétonnage d'aussi grandes parties du désert. Les villages voisins seront-ils victimes d'inondations catastrophiques en raison de l'écoulement des eaux lors des rares pluies ? Va-t-on provoquer des glissements de terrain ? La sable ne fera-t-il que passer sur la centrale solaire pour aller désertifier un peu plus loin ?
D'un point de vue sécuritaire aussi. Si les arguments sur la stabilité géopoltiique douteuse et le caractère autoritaire des pays du sud de la Méditerranée peuvent être balayés (avec conditions) par le fait que justement, ce projet de coopération internationale a pour but de créer de la stabilité et de la démocratie, parlons donc de la sécurité de l'approvisionnement.
Le projet Desertec va en effet obliger à tirer sur les fonds marins des câbles. Il faut bien que l'électricité soit distribuée dans les foyers, n'est-ce pas. Les super concepteurs super intelligents de ce super projet ont-ils lu les dépêches et articles concernant les ruptures de câbles sous-marins ? Je parle des "backbones" qui sillonnent les mers du monde pour faire circuler des données, pour Internet quoi.
Sabotage ou accident, il arrive que ces câbles soient cassés. Les Maldives ont déjà été coupées du réseau mondial à 100 %. L'Australie a vu ses capacités de débit réduites drastiquement. Sans trop fouiller, j'ai trouvé des articles PCInpact dont l'un qui reprend la liste des pertes de capacité, pays par pays :
- Maldives : 100 % HS
- Inde : 82 % HS
- Qatar : 73 % HS
- Djibouti : 71 % HS
- Emirats Arabes Unis : 68 % HS
- Zambie : 62 % HS
- Arabie Saoudite : 55 % HS
- Egypte : 52 % HS
- Pakistan : 51 % HS
- Malaisie : 42 % HS
- Taiwan : 39 % HS
- Yemen : 38 % HS
- Syrie : 36 % HS
- Liban : 16 % HS
Il ne s'agit là que du transit de données. Mais je vous laisse imaginer la panique si une telle baisse de trafic Internet avait lieu en France, mettons... à la Défense ou dans le quartier Opéra. Déjà pour l'Inde, ça a dû poser problème si Bangalore était touché.
Les câbles Desertec au fond de la Méditerranée seront aussi fragiles que ceux qui ont été coupés depuis plusieurs années. On n'est jamais à l'abri d'un accident et je vous laisse imaginer les pépins qu'on découvrira quand l'entreprise chargée de surveiller le réseau décidera de faire quelques économies au profit de ses actionnaires.
Imaginez-vous des coupures d'électricité de cette ampleur à cause d'une ancre de chalutier de pêche ? Parce que ça arrive assez souvent ces coupures, alors avec Desertec, au temps pour la sécurité de l'approvisionnement (sans parler de l'indépendance énergétique, on troque le pétrole pour du soleil, mais loin). De quoi faire passer les blackouts américains pour de la rigolade.
Ça ne me parait pas sérieux de miser sur un seul point pour l'approvisionnement énergétique de tout un continent, c'est pourtant ce que propose ce projet. Au secours.
Un projet du passé...
Tout ça me rappelle Atlantropa, projet utopique allemand des années 30 que même les Nazis n'ont pas pris au sérieux. Atlantropa consistait à bâtir un barrage au niveau du détroit de Gibraltar et de profiter du différentiel entre l'Atlantique et la Méditerranée pour produire de l'énergie. La baisse du niveau de la mer aurait permis de gagner des terres arables (du Lebensraum en quelque sorte). Des ponts auaient pu être construits plus facilement et des trains auraient relié Berlin au Cap. Le colonialisme se portait encore à merveille avant-Guerre.
80 ans plus tard, on est dans les mêmes fantasmes de concentration et de surproduction, de mégastructures et d'industrialisation lourde. M'est avis que ce projet ne verra jamais le jour et finira dans les cartons de l'histoire comme une curiosité, un Atlantropa ou un Paris selon Le Corbusier.
Hé, quoi ? On va bien laisser quelques miettes de gigawatts aux Algériens quand même, il faut bien qu'ils puissent regarder la Ligue 1 !
J'ose espérer que les voies du futur qui privilégient la sobriété et la déconcentration énergétique, l'autonomie des territoires, seront celles qui remporteront la partie. Je préfère nettement investir ces 400 milliards d'euros pour développer de l'énergie décentralisée, partout, aussi bien en Europe qu'en Afrique ou Moyen Orient. Ça fera encore plus d'emplois locaux d'ailleurs, en Belgique, en Allemagne comme au Maroc ou en Syrie.
Le titre de ce billet est une allusion à la phrase ''It's the economy, stupid'', devenue un gimmick politique aux États-Unis, comme chez nous les "amis de 30 ans" ou "les promesses n'engagent que ceux qui les croient".