Dans un premier entretien que nous avons
eu mardi dernier, vous et moi, amis lecteurs, devant l'imposante deuxième vitrine de la salle 5 du Département des Antiquités égyptiennes du
Musée du Louvre, nous eûmes l'occasion de constater que lors de ses expéditions en Egypte, le Nantais Frédéric Cailliaud séjourna à plusiseurs reprises dans la région thébaine et ce, dans l'intention première de copier ce
qu'il découvrait tant sur les murs intérieurs des chapelles funéraires que sur les parois des temples qu'il visitait.
Peints ou gravés, peu lui chaut : ce qui manifestement l'intéressait, c'était de collationner le plus de documents possible ressortissant à ce que l'on a coutume,
erronément, d'appeler "scènes de la vie quotidienne". Vous me permettrez de réfuter un peu plus tard dans les semaines à venir cette acception que, sciemment, j'ai placée entre guillemets
...
Dessins qui furent donc réalisés puis colligés en vue de la publication des ouvrages que j'ai déjà cités mais aussi d'un dernier volume intitulé
Recherches sur les arts et métiers, les usages de la vie civile et domestique
des anciens peuples de l'Egypte, de la Nubie et de l'Ethiopie, suivies de détails sur les moeurs et coutumes des peuples modernes des mêmes contrées, dans lequel ne figurent que quelque
nonante planches qui relèvent un très grand nombre de ce que l'on pouvait à l'époque admirer dans les hypogées de la Vallée des Rois et celle des Reines, dans les tombes des nobles à Gournah, à
Beni Hassan et à El-Kab. Sans oublier, j'y faisais allusion il y a un instant, les scènes en relief de certains temples : ainsi au Ramesseum, celle de la bataille de Qadesh qui opposa Ramsès II
au souverain du royaume hittite.
Mais ce qu'il me plairait plus spécifiquement aujourd'hui, ce serait de porter l'éclairage sur un hypogée qui, au moment où Cailliaud se trouvait à Thèbes, venait d'être tout
récemment découvert à Drah Abou el-Naga, cimetière situé entre Deir el-Bahari et la Vallée des Rois proprement dite, soit au nord-est de l'ensemble de la nécropole thébaine, sur la rive
gauche du Nil : outre les tombeaux des souverains de la XVIIème dynastie, y furent mis au jour ceux des fonctionnaires des trois dynasties qui suivirent ;
dont celui d'un certain Neferhotep, Directeur du Grenier sous
Thoutmosis III et son fils Amenhotep II.
Je dois à la vérité historique d'insister sur le fait que cette tombe n'eut jamais l'heur d'être le sujet d'une étude circonstanciée digne d'une science,
l'archéologie qui, malheureusement, n'en était qu'à ses premiers balbutiements ; et qu'elle ne figura jamais non plus sur un quelconque plan, de sorte que plus personne actuellement n'est à même
de la localiser. Seuls les écrits et les dessins originaux de Cailliaud nous fournissent quelques détails de sa décoration.
Cette décoration, topos récurrent de l'art pharaonique que l'on retrouve souvent associé à une scène cynégétique figurant le défunt, ses serviteurs et ses chiens
poursuivant de leur vindicte gazelles, chats sauvages, hyènes, oryx et autres autruches gambadant allégrement dans le désert, représentait une autre scène de chasse, dans de grouillants marais
nilotiques cette fois, donnant la réplique, sur le côté droit d'un splendide fourré de papyrus détaillé à l'extrême, à une scène symétrique, mais de pêche : et là, il ne s'agit plus d'un
boomerang lancé en vue d'attraper des volatiles, essentiellement des canards mais bien d'un harpon pour embrocher des poissons.
Mieux qu'une longue description, le cliché ci-dessous que j'ai réalisé à partir d'un dessin reproduit par Bigant, un des artistes qui accompagna Bonaparte lors de sa Campagne
d'Egypte, à partir de l'original de Cailliaud lui-même, vous permettra de mieux appréhender la scène en question :
Neferhotep, à gauche du fourré de papyrus, s'apprête à lancer le boomerang et le même, à droite, saisit un poisson avec son harpon.
Seuls les écrits et les
dessins de Cailliaud nous fournissent quelques détails de sa décoration, ai-je noté ci-avant à propos de l'hypogée perdu de Neferhotep.
Vraiment ?
Non ...; pas tout à fait.
Car même si au troisième volume de son Voyage à Méroé ..., le Nantais, mentionnant cette tombe, au haut de la page 292, note simplement : qu'un
petit hypogée dont l'entrée venait d'être découverte, m'offrit divers sujets curieux peints à fresque et d'une belle conservation. J'y remarquai des scènes de chasse, de pêche, de vendange, des
groupes de musiciens. J'en dessinai une partie, m'attachant toujours à prendre les sujets complets (...), force m'est de constater que l'accusation que porte contre lui,
dans un
ouvrage intitulé A brief account of the researches and discoveries in Upper Egypt made under the direction of
Henry Salt (pp. 106-7), le ressortissant grec Giovanni d'Athanasi, chasseur d'antiquités égyptiennes stipendié par le consul britannique Salt et qui avait, en toute confiance, renseigné et fait visiter la tombe à Cailliaud,
me paraît sans appel :
... Not satisfied with having copied to his heart's content whatever caught his fancy, he sent a messenger to Luxor, on the opposite bank of the river, to procure
some iron tools, with wich he forthwith set to work, detaching the crust of the wall into pieces which he began sending to his house.
- Pourquoi sans appel ?, seriez-vous en droit de me demander. Pourquoi
être aussi péremptoire ? Pourquoi accréditer les paroles de l'un et rejeter celles de l'autre ?
- Mais tout simplement, amis lecteurs, parce que ce magnifique fourré de papyrus que Frédéric Cailliaud avait peint entièrement à l'époque,
il en a, dans un geste peu noble et inadmissible, bel et bien
découpé, arraché une partie aux peintures pariétales de l'hypogée de Neferhotep puisque ...
vous pouvez l'admirer ici et maintenant, devant vous, bien
en évidence dans la vitrine 2.
- Mais pourquoi au Louvre, et non pas au Musée Dobrée
de Nantes, la ville d'origine de Frédéric Cailliaud ?, s'interrogeront assurément certains d'entre vous.
- La réponse est simple, vous vous en doutez ; et témoigne d'un parcours qui n'a absolument rien d'anormal ...
Rentré en France dans les
bagages de Cailliaud, cette peinture fragmentée qui dénote chez l'artiste "scribe des contours" qui l'a réalisée un sens particulièrement pointu de l'observation de la nature, mais aussi de la
composition et du coloris, fit partie de la collection du Cabinet des Médailles de la Bibliothèque
Nationale, à Paris.
A l'usage de ceux qui, parmi
notamment mes lecteurs belges, ne seraient pas vraiment familiarisés avec l' Histoire de France, vous me permettrez d'ouvrir ici une petite parenthèse à propos de cet important lieu de mémoire parisien.
Désigné en toutes lettres sous le vocable de Département des Monnaies, Médailles et Antiques de la Bibliothèque Nationale de France, l'endroit abrite en fait la
collection d'objets rares, donc précieux, tels manuscrits, pièces d'orfèvrerie, pierres gravées, monnaies antiques que, sous Philippe Auguste déjà (1165-1223), les rois de France se sont
constituée au fil des siècles. De sorte que, toute proportion gardée, ce "Cabinet du Roi" peut à bon droit se prévaloir du titre de plus ancien musée de France.
Au XVIIIème siècle, le comte de Caylus, né, excusez du peu, Anne-Claude-Philippe de Pestels de Lévis de Tubières-Grimoard (cela ne s'invente pas !), au
demeurant un des grands précurseurs de l'archéologie française, grand collectionneur aussi, rédigea un catalogue de l'ancien fonds : sept volumes furent ainsi édités entre 1752 et 1767.
Publication qui, avec le temps, donna naissance à un inventaire complété, augmenté, mis à jour grâce auquel on peut maintenant se rendre notamment compte de la richesse de l'apport au
Cabinet du roi - Charles X à l'époque - que les deux séjours de Frédéric Cailliaud en Egypte et au Soudan permirent.
La majorité des pièces égyptiennes qui s'y trouvaient
réunies prirent un siècle plus tard, en 1922 très exactement, le chemin du 58 de la rue de Richelieu vers les quais de Seine, vers le Louvre tout proche ; et parmi elles, "notre" fragment E
13101.
Enfin, pour être précis, il me reste à rapidement signaler à ce sujet que ce qu'il est maintenant convenu d'appeler à Paris le "Quadrilatère Richelieu", en fait le
berceau historique de la Bibliothèque nationale de France (BnF) va subir une série de transformations, voire de rénovations suite aux nombreux espaces laissés libres depuis le départ, en 1998,
des collections d'imprimés, de périodiques, de documents visuels et informatiques sur le site François-Mitterrand, dans le quartier Tolbiac, sur la rive gauche de la Seine, en face de Bercy, dans
le treizième arrondissement de la capitale.
Cela devrait permettre un redéploiement de ce qui est resté dans le deuxième arrondissement, sur le site Richelieu : les manuscrits, les estampes, la photographie, les
cartes et les plans, les monnaies, les médailles, les objets antiques, ainsi que les départements de la Musique et des Arts du spectacle ; et d'accueillir aussi les bibliothèques de
l'Institut national d'Histoire de l'Art et de l'Ecole nationale des Chartes.
Toutefois, c'est avec le geste répréhensible de Cailliaud que je voudrais clore ma présente intervention : il ne le cède en rien, vous en conviendrez, à ceux perpétrés
sur des monuments plus connus comme le temple de Karnak d'où furent ramenés quelques-uns des blocs des Annales de Thoutmosis III auxquels nous avons longuement, cet hiver, accordé notre
attention ; ou celui de Denderah, d'où provient le célèbre "Zodiaque" qu'un jour nous
découvrirons ici, exposé un peu plus loin, salle 12.
Aussi, et aux fins de peut-être alimenter un débat dont les restitutions d'objets antiques célèbres exigés par d'aucuns à l'adresse de certains grands musées européens ne
constituent que l'aboutissement, je vous propose, amis lecteurs, dans un troisième article à paraître le 9 mars prochain, de lire ce qui, au XIXème siècle, constituait une sorte de
plaidoirie destinée à excuser ce type d'appropriation, de déprédation.
A mardi, donc, pour découvrir ensemble un document d'époque particulièrement édifiant ...
(Chauvet : 1989, 309, sqq. ; Dessoudeix : 2009, 273 et
285 ; Keimer : 1940 : passim ; Porter/Moss : 1985,
448-9)