L'atelier d'écriture : une alternance particulière
De la gravure des premiers cunéiformes en Mésopotamie, 3400 ans avant notre ère, à l’envoi de courriers électroniques aujourd’hui, l’écriture constitue toujours un tremplin pour la pensée. C’est sur la prise en compte de cette force créatrice, ainsi que sur l’étude des liens pouvant exister entre cet aspect de l’écriture et le développement des compétences des jeunes en expression écrite, que se sont appuyés mes premiers ateliers de « créécriture » en MFR.
Un exemple de création BEPA SAP - MFR de Hadol - 2001
L’écriture en « je »
L’implication personnelle du jeune dans ses écrits est « calibrée » par différentes contraintes, des règles sociales ou purement scolaires. Ainsi, l’emploi du pronom personnel « je », qui s’impose naturellement quand il s’agit de « se » raconter ou de donner « son » point de vue, est-il parfois vu d’un mauvais oeil dans certaines figures imposées par la formation… L’emploi du « il » et des tournures passives étant toujours jugé préférable au « je » dans certains textes, surtout dans le milieu universitaire. Certains universitaires regrettent ce modèle de pensée, et le combattent même comme Anne ROCHE (université de Provence) :
« L’université fabrique, depuis la nuit des temps scolaires, la matrice de toute écriture dissertante et argumentante. Ici, une tentative passionnante pour y apprendre aussi à dire « je » quand même, pour y apprendre donc à écrire vraiment »
On peut concevoir en effet que pour certains jeunes, cette transposition vers le « il » = « moi » pose déjà certains problèmes. Mais d’autres styles littéraires demandent également cet effort de transposition des pronoms personnels. Dans le très connu « IL était une fois… », « il »= "eux".
Les productions écrites obtenues dans le cadre d'un atelier d'écriture doivent donc autoriser pour une grande part l’utilisation du « je » = «moi », mais également permettre un entraînement à la variation des « points de vue de l’auteur » sous une forme ou une autre. Je rejoins en cela l’opinion de Joële KERAVEN, formatrice M.A.F.P.E.N. à Versailles et professeur de collège, qui résume bien cette idée :
« Il ne suffit pas, pour que l’élève existe en tant que sujet, de l’appeler à écrire à la première personne. Quand l’école lui a longuement et obstinément renvoyé une image négative de lui-même, impossible à habiter, on peut, pour réparer ce moi blessé, disqualifié, utiliser le travail de groupe. »
Un atelier d'écriture doit donc varier les situations : écriture individuelle (« je »= "moi "), en binôme et en groupe classe (« je »= "nous").
Ecrire pour se raconter ?
La nature du contenu d’un écrit est tout aussi déterminant. Ainsi, il serait plus naturel, plus motivant pour un jeune, d’écrire sur lui-même, sur son vécu. Mais écrire, est-ce forcément se raconter ? Non, bien sûr. De plus, sans entrer dans des considérations d’ordre psychologique, il apparaît comme certain que, par le choix même des mots que nous utilisons, nous dévoilons toujours une part de notre personnalité. Ainsi, il apparaît qu’en faisant trop appel au vécu des jeunes, dans le but d’obtenir une écriture plus « décontractée », on peut obtenir au contraire un blocage. Celui-ci étant le résultat d’une surcharge d’implication personnelle, entraînant un niveau de responsabilité individuelle insupportable.
Un moyen de traiter ce problème est peut-être, une fois de plus, la variation des situations d’écriture, en permettant par moment une écriture collective. Une autre façon consiste aussi à dédouaner le jeune d’une partie de son implication personnelle en imposant un cadre d’écriture très précis. Mais le dosage de ces exercices est certainement difficile à trouver, tant on peut basculer vite vers une désimplication personnelle totale. A l’instar de Daniel PENNAC, qui écrit que « le verbe lire ne se conjugue pas à l’impératif », il me semble également que le verbe écrire supporte difficilement ce mode !
Où il est question d’alternance
Afin d’amener le jeune à prendre conscience de ces différents niveaux d’implication personnelle, en fonction de situations d’écriture particulières, je trouve intéressant de prendre comme repère le rapport de stage que les jeunes de MFR élaborent. En effet, en m’appuyant sur la richesse de leur vécu en stage, je trouve intéressant de leur faire décrire leur stage d’une façon tout à fait différente de ce qu’ils ont l’habitude de faire. Il reste donc à trouver la meilleure façon de rendre ces écrits plus « légers » qu’à l’ordinaire, au niveau de l’implication personnelle de chacun. Une façon de sortir de l’individu qui se raconte « machinalement », pour libérer en eux la créativité de l’écrivain...
Où il est question de création…
Devant la page blanche, nous cherchons nos mots. Dans un véritable combat contre nous-mêmes, nous puisons nos mots au fin fond de notre conscience. Combat dont on sort vainqueur, en « couchant » nos mots sur le papier ! Pour affirmer encore son caractère quasi magique, il existe toute une symbolique autour de l’écriture et de la création en général. Qui n’a jamais entendu parler par exemple du caractère bénéfique de la Muse pour le musicien ? Il est donc toujours valorisant de recourir aux arts plastiques, et aux pratiques artistiques en général, dans les domaines éducatifs et pédagogiques. La pratique d’un art est en effet une source d’ouverture et de développement personnel inégalée, ainsi qu’un mode de communication privilégié.
« La peinture est un langage beaucoup plus spontané et beaucoup plus direct que celui des mots… un moyen d’expression de nos voix intérieures tellement plus efficace que les mots »
Jean DUBUFFET, peintre
Je suis convaincu par l’intérêt du mode d’expression artistique en pédagogie. Il m’apparait donc essentiel d’établir des liens entre une activité artistique particulière et les productions écrites par les jeunes. Il faut façonner un écrin pour ces productions. Par cette mise en valeur artistique, les mots des jeunes deviennent naturellement « beaux ».
Ecriture, graphie et esthétique
Il me semble également important de considérer l’écriture des jeunes dans leur forme même : leur graphie. Comment en effet travailler sur l’esthétique des mots sans réfléchir sur ce lien particulier qui existe entre l’écrivain et la forme des lettres qu’il produit ? Je reste donc attaché au principe qu’il faut absolument respecter le « brouillon », cette feuille sur laquelle les mots tourbillonnent, s’entremêlent, se font et se défont. Il est intéressant ici de constater encore l’analogie qui peut être faite avec la palette du peintre. Je considère en cela le brouillon comme étant déjà une source d’information considérable quant au rapport entretenu avec l’écriture.
Agenda exposé aux Journées de l’autobiographie – 19 et 20 juin 1993, Ambérieux (Ain)
D’ailleurs, ces « vecteurs de pensée » que représentent graffitis et autres prises de notes brouillonnes « pour ne pas oublier » sont loin d’être insignifiantes pour Jean-Pierre ALBERT, anthropologue, qui s’est intéressé à l’écriture « domestique ». Il écrit par exemple :
« La force de l’écrit réside d’abord dans la capacité à donner une existence objective à nos pensées »
Je considère donc avec le même intérêt toute production écrite dans le cadre d'un atelier d'écriture, et ce depuis les premières lettres griffonnées dans le coin d’un bout de papier jusqu’à la présentation de l’oeuvre finale.
Ecrit « dynamique » : les atouts d’Internet
L’attrait évident des jeunes pour ce nouveau media qu’est Internet, y compris pour les pratiques d’écriture qu’il génère interpelle. La présentation multimédia d’un texte peut donc constituer, à travers différentes animations et sonorisations, une mise en scène artistique possible des oeuvres produites. Quel formidable « remplin de motivation » pour les jeunes peut constituer la mise en ligne de leurs oeuvres ! Mais c’est l’aspect interactif, dynamique, que l’on peut donner aux textes qui est le plus déterminant dans le choix d’utiliser Internet dans un tel atelier. En effet, outre la mise en valeur esthétique des mots que l’informatique rend possible, les mots deviennent « vivants »…
Pourquoi un atelier d’écriture ?
Pour libérer l'écriture, il est primordial que les textes que les jeunes produisent n’aient aucun caractère utilitaire. Ils ne doivent avoir aucun but à priori sinon celui de plaire à son auteur en premier lieu, puis à certains lecteurs peut-être. La forme « classique » du journal d’établissement n’est donc pas envisageable par exemple, même si dans un cadre différent, Célestin FREINET avait démontré très tôt l’intérêt de cet outil de pédagogie active. Ce mouvement, toujours d’actualité, a d’ailleurs intitulé le magazine des classes Freinet, diffusé sur Internet, « Créactif »… Mais selon moi, l’atelier d’écriture convient mieux au caractère créatif et « libératoire » que je prétends donner à cette activité. D’autre part, l’organisation en sous-groupes est facilement réalisable durant l’activité, et l’ambiance instaurée autour de ce temps d'écriture est sensiblement différente de celle rencontrée habituellement en classe, en changeant l’organisation des espaces ou des temps. Tout devant être mis en oeuvre pour faciliter l’écriture, tantôt individuelle, tantôt collective. La forme de l’atelier d’écriture s’impose donc naturellement, et le moniteur en devient le principal animateur.
« Créécriture ? »
J’ai rencontré (et adopté) ce néologisme sur Internet, sur des sites présentant des ateliers d’écriture, où il est apparemment très répandu pour justement décrire cette envie de créer par l’écriture. Ce terme, que je reprends à mon compte, résume assez précisément ce que l'écriture implique, en terme de créativité, de plaisir et de « jaillissement » hors de soi.