En 1986, Julien Pras ne se produit pas encore sur scène, mais la mode est déjà aux chanteurs de poche. Il y a Prince Roger Nelson bien sûr, Rolo Mc Ginty des oubliés Woodentops, mais aussi Gordon Gano, leader des Violent Femmes, ces "chochottes violentes". Humour.
Du reste, tout est à l'avenant dans l'aventure musicale du groupe du Wisconsin, et notamment dans l'intitulé de ce 3ème album impie, très... euh librement inspiré des Evangiles selon Matthieu. Ce disque n'est pas forcément le plus connu ni le plus cité du trio ; on lui préfère généralement les excellents Violent Femmes, l'un des très rares albums valables de 1983 et Hallowed Ground, son pendant de 1984, à la pochette vaudou. Ces deux disques qui recèlaient déjà toute l'étendue du talent iconoclaste de la bande à Gono, pour ce patchwork de musiques traditionnelles américaines, mâtinées d'un humour potache, sur lequel on aurait tort de se méprendre.
En effet, contrairement à leurs compatriotes de Ween qui leur disputera cet art inégalé de compiler tous les folklores américains, il y a chez Violent Femmes une plus grande maîtrise de bâtissage des albums, cette cohérence entre alternance de chansons courtes/longues, calmes/speed qui insuffle à leurs meilleurs oeuvres dont celle-ci une homogénéité passionnante, qui est celle des grands albums.
Celui-ci s'ouvre par un brûlot anti-républicain, à la face de ce vieux réac qu'était Reagan - je n'ai jamais compris ce que ma pourtant très open prof de littérature américaine lui trouvait - et c'est jouissif : 29" de hardcore foutraque, un peu plus de temps qu'il n'en fallait aux sémillants Napalm Death pour aboyer "You Suffer".
On comprend qu'à la façon des Dead Kennedy et de bien d'autres activistes de la scène campus américaine du début des 80's, les Femmes -prononcer [femz]- se posaient un peu là en matière de politiquement correct. D'ailleurs, dès "No Killing", emmené par la basse infernale de Brian Richie, c'est la police de Milwaukee, fief de nos garçons, qui en prend pour son grade et répond au doux nom de polizei ! La mélodie pop, le refrain sont eux superbes.
"Faith" est une manière de gospel foutage de gueule, avec abécédaire à la clé. "Breaking Hearts" est une chanson country endiablée avec slide de rigueur, tandis que "Special" reprend les obsessions punk-hardcore. Sur l'ironique "Love and Me Make Three" (ces titres, ces titres !), c'est au tour du brillant Brian Ritchie de prendre le chant sur un boogie-rock diablement efficace, réhaussé par la guitare de Jerry Harrison, ci-devant légendaire guitariste des Talking Heads et producteur du disque.
La face A s'achève par une nouvelle déconnade qui toujours se prend au sérieux (!) ; j'ai nommé "Candlelight Song", morceau aussi humide et infesté de moucherons qu'un bayou de Louisiane, et c'est bigrement inquiétant.
La surproduite "I Held Her in my Arms" ouvre la face B de la plus putassière façon, usant de cet instrument plus redoutable encore que le chorus de "Dis Bonjour au Monsieur" de feu Carlos (joke inside) qu'était le saxophone crapock des années 80, et affreusement mis en musique de manière récurrente par Springsteen et Goldman. Malgré ce gimmick terriblement racoleur, Gordon Gano réussit à nous servir une chanson d'amour dont on ne sait jamais où se situe l'absolue sincérité (bisexualité ?) ou la parodie ("I can't even remember if we were lovers or if I just wanted to").
Le morceau suivant est une cover étonnante du "Chidren of the Revolution" de T Rex, revisitée façon soul avec choeurs féminins émoustillants. Une réussite.
Sur "Good Friends", le mentor de Louise Attaque se prend carrément pour Lou Reed, recyclant le phrasé unique du vieux grincheux new-yorkais. "Heartache" ressert la sauce punk et donne l'occasion à la 4 cordes de Ritchie de briller. "Cold Canyon" est un morceau folk crin-crin aux choeurs nasillards et énervants, qui donnerait jusqu'à des cauchemars à Sheila, je pense au chant de son imputrescible "Folklore Américain" (et euh... j'arrête là !).
Cet album diablement enlevé, mais également dépositaire de rares et sensibles alternances mid-tempo s'achève par la magnifique "Two People", chanson qui a le bon goût de ne durer que 58" et qui telle la clôture du Radio City de Big Star fait montre d'un timing sans pareil pour relâcher la pression, dans une très belle ode à l'amour bivalent -fait-elle écho à "I Held Her..." ?
Au dela de la poilade, l'auditeur aura pu se rassasier d'un bel assemblage de mélodies, d'un nombre non négligeable d'instruments roots (beaucoup d'intervenants sur ce disque) et aura été sensible à ce digest du rock américain, qui en définitive aura plus en commun avec le magma sonore des finlandais de 22 Pistepirkko (album Bare Bone Nest, notamment) qu'avec les faux frangins de Ween. Le nez rouge et l'esprit plume dans le cul en plus.
En bref : un album à l'image de cette chronique, à savoir une belle poilade. Mais qui réussit le tour de force de faire prendre au sérieux le talent de ses auteurs. Et à invariablement pousser le bras semi-automatique à s'abaisser à nouveau sur la galette. Probablement l'une des clés de voûte du rock indé US des 80's
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