Connaissez-vous l’écrivain israélien Yizhar Smilansky ? Non ? Moi non plus jusqu’à cette semaine. Cet homme politique – il a été membre de la Knesset dans un parti de gauche - et de lettres, mort le 27 août 2006 à l’âge de 90 ans, a notamment laissé derrière lui ce livre, Hirbat-Hiza qui, à en croire le professeur David Schulman, auteur d’une remarquable postface, fait toujours partie, théoriquement, des options du programme normal des lycées israéliens.
Hirbat-Hiza est un récit fait par un soldat de la jeune armée israélienne. Nous sommes en 1949. L’état hébreu n’a qu’un an d’existence. Sa création, considérée comme une catastrophe (al-Naqba) par les Palestiniens est remise en cause par les pays arabes qui lui livrent alors une guerre. Le livre raconte la mission que des militaires se voient confier par leur hiérarchie :
Il est cependant légitime, voire souhaitable, de rappeler l’objet de cette journée tel qu’il était formulé dans « l’ordre de mission », dûment numéroté et daté. Au dernier paragraphe, platement intitulé « Divers », une ligne et demie précisait que les opérations seraient menées « avec fermeté mais sans débordement ni dérapages », ce qui, en d’autres termes signifiait que nous pouvions nous attendre au pire (malgré la minutie des préparatifs).
J’ai été emporté par ce récit qui décrit minutieusement les réactions des membres de ce bataillon. Il nous montre comment prédomine l’envie d’en finir le plus rapidement possible avec les Palestiniens et comment se dévoilent les sentiments les plus vils – vengeance, humiliation à tout prix, peur -. La tension y est constante, l’attention du lecteur totalement focalisée sur la force de ce qui se passe sous ses yeux.
Seul un homme ne partage pas l’esprit va-t-en guerre de ses collègues. Ce qui ne l’empêche pas de « comprendre » les mécanismes qui conduisent à l’excès :
L’oisiveté n’est-elle pas la mère de tous les vices ? A force de ne rien faire, on commence par avoir des idées. Pr, ce n’est un secret pour personne : penser n’apporte que des ennuis.
Au moment de l’assaut, le narrateur évite ses cibles afin de leur laisser la vie sauve. Cette attitude contraste violemment avec l’attitude d’un Moïshé dont le but est d’imposer la terreur dans le camp d’en face, comme lorsqu’il vole un âne à un vieillard qu’il vient de menacer de mort.
Contraste également entre la terreur grandissante et les très belles descriptions de nature environnante auxquelles se livre Yizhar Smilansky (cette opposition m’a rappelé l’atmosphère de La ligne rouge, long-métrage de Terrence Malick et puisque j’en suis aux références cinématographiques, laissez-moi vous citer Private de Saverio Costanzo qui m’est également revenu en tête lorsque j’ai lu Hirbat-Hiza) :
Tandis que nous gravissions un coteau afin de contourner le prochain village par le sud, la vallée se dévoila soudainement à nous. Elle était baignée de la lumière limpide de ces matins hivernaux aux reflets bleutés qui deviennent presque dorés à mesure que le soleil inonde la terre et révèle une palette infinie de teintes, entre le vert et l’ocre, autant de taches riantes et généreuses, de bandes formant les champs, de sinuosités que décrivent des sentiers : tout un riche tapis subtilement tissé par des générations de paysans.
J’ai beaucoup apprécié le point de vue de David Schulman dans la postface à propos de cette violente opposition nature extérieure / nature humaine :
Le narrateur absorbe l’univers sensuel qui l’entoure, il emplit ses yeux et pénètre tous ses pores, semble par moments offrir une distraction désespérément nécessaire, et pourtant l’intense beautéde ce monde finit par décupler l’expérience du surgissement du mal humain. Ce contraste est presque insupportable.
La force de ce récit réside, selon moi, dans le fait qu’il explique bien mieux que n’importe quel sujet télé le conflit israélo-palestinien car il montre tout cette réalité de l’intérieur. J’aime les questions que pose l’auteur dans ce livre. L’une d’elle porte sur l’engrenage de la violence, de la réplique voulue par la loi du Talion : œil pour œil, dent pour dent. Cette interrogation légitime, à mon sens, la recherche d’une solution politique puisque :
Il était clair que l’enfant, encore inoffensif, nous garderait rancune et nourrirait en grandissant une exécration à notre égard aussi venimeuse que la morsure d’un serpent.
Schulman nous précise que l’auteur a été qualifié de traître tout comme l’adaptation filmée de son texte, diffusée à la télévision israélienne au début 1978 après une longue controverse. On se pince pour être bien sûr que l’on ne rêve pas.
La sagesse des mots de Yizhar Smilansky, complétée par celle de David Schulman, fait du bien au lecteur désireux d’entendre un autre son de cloche que celui des fanatiques des deux camps surtout lorsque ces derniers prétendent parler au nom du peuple dans sa globalité. Cette lecture est importante, je le crois, car elle questionne la soi-disant bestialité légitime.
« Ils récoltent ce qu’ils ont semé ! » Combien de fois ai-je entendu ces mots, et d’autres similaires, creux et égoïstes ! Tout est bon pour établir une symétrie, comme si elle pouvait jamais exister, comme si quelque calcul pervers du bien et du mal pouvait produire une équation qui aiderait notre camp à triompher dans l’évaluation finale.
Passer à côté de ce livre très intelligemment édité par Galaade serait une erreur capitale. Je vous fais donc confiance pour le lire et le faire connaître autour de vous. Vous ferez ainsi œuvre d’utilité publique.