(…) Au sortir des années 1970, la crise de la dette du tiers-monde sévit, l’inflation galope et les plus grandes banques vacillent : en particulier la Continental Illinois, septième banque
américaine de dépôt, acclamée par la presse, qui agonise ; l’administration Reagan, mieux connue pour sa dévotion au Marché, sortira de sa Réserve près de 5 milliards de dollars, et remettra au
pot pour désengluer une quarantaine d’établissements. L’aléa de moralité, garantie qui procède du secours miraculeux de l’Etat, prend ainsi souvent la forme d’injection d’argent public. Une
politique monétaire expansionniste est une autre variante pour sortir des crises financières (…)
du ministre Geithner renfloua d’abord les banqueroutiers ; puis, la main lourde du conseiller Volcker s’abattit sur Wall Street, à l’ancienne, pour tenter d'arraisonner
l’ultrafinance.
L’intrication des milieux financiers et du pouvoir
étasunien est une ancienne tradition, vieille comme l’Amérique. Et nulle institution n’en fut plus, ni n’en demeure toujours au centre, que la banque d’affaires Goldman Sachs. Gelés par le Krach
de 1929, jusqu’à l’indifférence 1, les liens fusionnels de Wall Street et de la Maison Blanche
revinrent à la une avec Robert Rubin, un ancien coprésident de cet établissement. Devenu secrétaire au Trésor sous Clinton de 1995 à 1999, il fit voler en éclats le Glass Steagall Act, vestige
vermoulu qui avait séparé en 1933 les activités de dépôt et d’investissement des banques. Citigroup, le banquosaure ébranléBanquosaurus Rex
(…) Voici Citigroup, fille ainée d’un lobbying bancaire louant le Marché, garantissant l’efficience du guichet unique et la réduction des coûts à tous les étages des bureaux de Park Avenue,
magnifiant la concurrence faiseuse du bien social, dispersant le risque grâce à la diversification des activités. Ce bel canto porta le génie financier du titan américain jusqu’à la première
capitalisation boursière de la planète, à près de 300 milliards de dollars : quelque 200 millions de clients dans le monde, présente dans 106 pays, 352.000 salariés dans ses livres, et ainsi de
suite. La malepeste hypothécaire knock-outa le géant; le 23 novembre 2008, le gouvernement américain annonça un plan d’ampleur pour soutenir le Nabucco de la banque : 306 milliards de dollars de
garantie sur des actifs risqués, et 20 milliards supplémentaires en capital. Soit autant que sa valeur boursière du moment (…)
, profita aussitôt de l’aubaine, et bientôt des lumières de … Rubin, qui présida son conseil avec le succès que l’on sait ! Lawrence Summers, un autre ancien de Goldman Sachs hérita
le maroquin, puis Henry Paulson, prince de ce sang jusque sur sa chaise percée, qui socialisa par milliards les pertes du maelstrom financier. Dernière étoile en date, voici Tim Geithner : il a
de l’école, comme on le dit d’un cheval dressé au manège. Sous-secrétaire aux Finances pour les affaires internationales, sous l’autorité de Robert Rubin puis de Lawrence Summers, il accéda
ensuite à la présidence de la Fed de New York d’où il participa vivement au renflouement de Citigroup et du mastodonte AIG 2, aujourd’hui présidé par Edward Liddy, ancien de … Goldman Sachs. On
pourrait en écrire dix pages !
Ainsi pilotée, adroite à s’introduire dans tout, jusqu’aux
biens les plus publics, l’ultrafinance américaine est aujourd’hui le premier fonds de commerce de l’Union : durant la décennie écoulée, ses profits ont signé 40% des bénéfices de l’économie du
pays, alors qu’ils n’avaient jamais excédé 16% entre 1973 et 1985 3. Detroit, capitale de l’automobile n’est plus, dernier témoignage
d’une désindustrialisation
massiveA vos marques
(…) Dans les années 1970, les Etats-Unis d'Amérique, au zénith, dénonçaient Bretton Woods et inauguraient une pratique dont ils ne se déferaient plus : l’heure vint aux déficits, gagés sur le
dollar, à peine moins respecté que l’étalon-or. Le commerce extérieur de l’Union noua son premier déficit en 1971, et ne produira plus aucun excédent, sauf en 1973 et 1975. L’exercice 2006 fut
désastreux, déficitaire d'environ 764 milliards de dollars, le double de l'édition 2001. Les Etats-Unis sont devenus dépendants. Donc nerveux (…)
attestée par quarante années de déficit commercial. Signe des temps, en 2007, les ténors de l’industrie furent détrônés du classement Forbes par les cadors de la finance spéculative dont les vingt premières épées avaient touché 657,5 millions de dollars l’année précédente
4 ! Et quoique nul n’ait jamais aperçu la moindre contribution de cette
magie argentifère au bien commun, sinon sa mise à sac, la pression des banquiers à bonus sur les élus ne faiblit pas : en 2008 et 2009, le lobby financier aura déversé sur les congressmen quelque 462 millions de dollars, soit un mieux de 120% sur dix ans 5 ! Serait-ce qu’il y eût péril en la demeure ? Que cette illégitimité
de l’argent, qui n’est pas du suffrage, indisposât l’électeur ? Un sondage récent de l’Agence Rasmussen a montré qu’un américain sur cinq seulement s’estimait représenté par la classe
politique, soupçonnée de collusion avec le monde financier : on n’aurait rien vu de tel depuis la guerre d’indépendance au XVIIIe siècle 6 ...
Plan savamment ourdi ou roulis favorable des évènements,
l’Histoire tranchera. Quand Tim Geithner, l’homme lige de l’establishment, eut assez besogné le contribuable pour renflouer les banques, bonus compris, et que les éminences de Wall Street eurent
accordé l’indulgence plénière, la donne changea. Le 21 janvier 2010, Barack Obama recala la politique pro-business de Geithner, pieusement qualifiée de régulation soft, au profit du plan proposé
par l’inflexible Paul
VolckerDéréglementation financière
(…) En 1979, Paul Volcker devint président de la Réserve fédérale américaine, bien décidé à terrasser l’inflation à deux chiffres qui sévissait sur fond de tensions pétrolières. Converti aux
vertus du monétarisme friedmanien par Otmar Emminger, son homologue à la Bundesbank, le maître de la Fed utilise alors l’arme monétaire à plein : contrôle des réserves bancaires et constriction
sévère des taux directeurs qui passent de 10 à 20% entre août et décembre 1980. Le choc est planétaire ; les Etats-Unis y gagnent une récession en 1982, mais la réussite est au bout. La machine
repart (…)
: impossibilité pour les banques de contrôler des fonds spéculatifs ou de private equity, interdiction d’agir sur les Marchés en
compte propre, restriction des crédits à quinze fois le capital en réserve 4-1, plafonnement à 10% de la part de marché des banques de dépôts, et
taxation à 0,15% du montant de leurs dettes 7. Cet Armageddon sonnerait le glas de trente années de dérégulation
financière, constamment démenties par d’incessants fiascos, et le retour à quelques sagesses qui avaient permis de conjurer la crise de 1929 : en fermant notamment la porte du trading aux banques
de dépôts, c’est bien la scission des institutions de Wall Street qui est visée, comme l’avait jadis prescrite ce Glass Steagall Act déconstruit par les maîtres de Goldman Sachs. La détermination
sans équivoque du président Obama de s’attaquer aux fat cat bankers – banquiers pleins aux as -, montre que la menace est cette fois-ci
sérieuse.
Ce combat n’est pas gagné d’avance. L’élection d’un
républicain inconnu, Scott Brown, au siège laissé vacant par le lion démocrate Ted Kennedy, actant la perte de majorité qualifiée au Sénat, complique l’affaire, mais ne l’exténue pas.
L’ultrafinance, qui joue gros, n’ira pas à Canossa sans livrer bataille : sans le prop trading – investissement pour compte propre, Wall Street
perdrait au moins 20% des volumes et les banques environ 15 milliards de dollars à l’année, et 65 de plus sur leurs autres revenus spéculatifs 5. Voilà pour le moins qui en dit assez sur l'efficience des MarchésL’information : principe actif ou placebo ?
(…) Ah, l’efficience des Bourses, cette assise intellectuelle pensée par Eugène Fama dans les années 1960 qui fonde un demi-siècle d'orthodoxie financière, son dogme d’une utilisation optimale de
l’information qui rendrait le Marché sur-cohérent et imbattable ! L'information famélique qui permettait à quelques-uns de faire mieux que tous les autres est révolue : hors les initiés,
c'est-à-dire les escrocs, l'avantage spéculatif n'existe plus. Pléthorique ou surabondante, nul n'y prête plus garde. Corrompue, ou suspecte de manipulation, parfois tout à fait fictive, elle est
sans valeur réelle. Dans les affaires d'argent, l'intérêt commande : quelques grosses mains font avancer le Marché, au gré de leurs intérêts, d'autres les escortent, ou non, au gré des leurs
propres (…)
, quand un dollar sur cinq contrôlé par des parties prenantes légitime ses prix ! Bah, le corps financier n’a jamais sué à secréter les anticorps et hormones qui soignent ou dopent
ses humeurs. Et celles du pétrole, tracées dans le Goldman Sachs Commodities Index, sont à voir, entre culminations et abysses irréels. Scott Talbott, lobbyiste notoire, agite quant à lui
l’increvable chantage à la délocalisation, comme d’aucuns entonnaient celui à la compétence des traders pour qu’on maintînt leurs bonus. L’amputation des profits ne conduira-telle pas à une
restriction des crédits ? Chacun évente ses convictions, une main sur le cœur, l’autre dans la poche ! Il en va ainsi de toutes les logiques poussées à bout : quoique théorisées à l’envi,
celles-ci finissent par ne plus servir que les intérêts d’une caste contre la multitude. Un jour, le vent tourne.
« Les Américains auront beaucoup de mal, comme moi, à accepter une situation dans laquelle une poignée minuscule de directeurs de la sidérurgie, dont la poursuite du pouvoir et du profit privés excède leur sens de la responsabilité publique, peut afficher un tel mépris total envers les intérêts de 185 millions d'Américains » (John Fitzgerald Kennedy, le 11 avril 1962). Un autre démocrate est aujourd’hui sur le pont, qui se collète rudement avec la finance. Il y a beau temps que la sidérurgie a été arraisonnée.
(1) John Galbraith (1976) - « L’argent »
Page 116 - « … De nos jours et par opposition à ceux de secrétaire à la Défense ou de secrétaire d’Etat, le poste de secrétaire au Trésor, à moins que son titulaire n’ait l’oreille du président, est devenu plus honorifique et routinier qu’autre chose. Cherchant à persuader l’un de ses hommes d’accepter ce poste, Lyndon Jonhson l’avertit qu’en cas de refus il ne comptait pas confier cette responsabilité à une personne douée d’intelligence … »
(2) Le Post, le 29/01/2010 - « Tim Geithner s’est-il parjuré devant la Chambre des Représentants ? »
« … AIG n’est pas seulement le plus gros assureur américain, mais est aussi l’un des plus gros [pourvoyeur] sur le marché mondial des produits dérivés spéculatifs. 100 des 180 milliards de dollars de renflouement fournis entre septembre et novembre 2008 par la Réserve fédérale de New York, présidée à l’époque par Tim Geithner, sont allés directement au remboursement de dérivés de crédit contractés par les grandes banques américaines et européennes (…)Non seulement la NY Fed a remboursé sans négociation ces titres à 100% de leurs valeurs, alors que dans le cas de Lehman Brothers elle n’a rien remboursé, mais elle a assorti sa prestation d’un secret sur les destinataires qui s’étendait originellement jusqu’en 2018 (…) Geithner a dit et répété qu’il n’était pas au courant des conditions de ce renflouement et qu’il n’avait joué aucun rôle dans le processus décisionnel (…) L’autre polémique qui a agité l’audition sont les liens de Geithner avec la banque d’affaires Goldman Sachs, première bénéficiaire du renflouement avec 12,9 milliards de dollars versés. Les députés démocrates (…) ont fait dire à Geithner que son chef de cabinet est un ancien de Goldman Sachs, comme son prédécesseur Henry Paulson avec qui il a coordonné le renflouement d’AIG, ainsi que le mystérieux Dan Jester, un stratégiste financier ayant fait carrière à Goldman Sachs avec qui Geithner a eu le plus de conversations téléphoniques pendant le renflouement, devant Lloyd Blankfein, le PDG de Goldman Sachs, mais derrière Ben Bernanke, le gouverneur de la Réserve Fédérale américaine. … »
(3) Les Echos, le 12/02/2001 - « Le fabuleux lobbying de la finance américaine »
(4) Eric Laurent (2009) - « La face cachée des banques »
Pages 86, 91 et 126 - « La Banque des Règlements Internationaux (…) propose au monde bancaire des règles de fonctionnement. En 1988, douze nations, dont les Etats-Unis, avaient signé à son siège de Bâle un accord qui imposait un certain nombre de règles de (…) bonne conduite aux établissements financiers. Ils s’engageaient pour faire face à tout risque, à détenir des fonds propres équivalant à 8% de leurs engagements. Pour chaque prêt de 10 milliards de dollars, les établissements devaient posséder 800 millions de dollars (…) La Banque centrale américaine autorisa les banques à réduire le montant de leurs réserves si elles pouvaient prouver que le risque de paiement était vraiment négligeable et si leurs produits étaient notés AAA (…) Les résultats obtenus jusqu’en 2007 par les banques d’investissement (…) découlent de l’ampleur sans précédent des effets de levier. Chez Goldman Sachs, ils atteignent 25 fois les fonds propres, 29 chez Lehman Brothers, 32 chez Merrill Lynch et 33 chez Morgan Stanley et Bear Stearns … »
(5) L’Expansion, Mars 2010 - « Obama à l’assaut des banques »
« … En 2008 et 2009, les six principaux établissements bancaires ont mobilisé 75,3 millions de dollars pour financer les campagnes présidentielles, législatives et sénatoriales. En 1998 et 1999, la somme était moitié moindre …» - Contribution en millions de dollars pour les campagnes susvisées : Citigroup (14,6), JP Morgan (11,7), Bank of America (7,5), American Express (7,1), Goldman Sachs (6,2)
(6) Paul Jorion, le 21/02/2010 – « Le fossé qui se creuse » (blog et chronique BFM du 22/10/2010)
« … Les chiffres les plus récents confirment une tendance de plus en plus marquée au fil des mois : une défiance de la population envers ceux qui la représentent et la gouvernent. À peine un peu plus d’un Américain sur cinq (21 %) considère aujourd’hui que la classe politique représente les citoyens ordinaires (…) Quelles sont les causes de cette perte de confiance massive ? Le sentiment qu’il existe une collusion entre la classe politique et le monde financier. La crise a été perçue par le public comme une faillite retentissante de l’establishment financier, qui en sort décrédibilisé. Or la classe politique semble avoir pris fait et cause pour le monde de la finance. Quand on demande aux Américains si la classe politique constitue un groupe d’intérêt poursuivant ses propres objectifs, 71 % répondent désormais que oui (…)Il faut tout d’abord constater que la désaffection de la population envers la classe politique a atteint la cote d’alerte. On a connu des périodes où le fossé s’était creusé de cette manière et ce furent des périodes de très grande instabilité. Scott Rasmussen, le directeur de l’agence, observe (...) que le rejet de leurs gouvernants par les Américains atteint sans doute le niveau qu’il avait lors de leur guerre d’indépendance au XVIIIe siècle … »