Claude GELLÉE, dit Le Lorrain
(Chamagne, Vosges, c.1604/05-Rome, 1682),
La Campagne romaine vue de Tivoli, soir, c.1644-46
Huile sur toile, 98,2 x 131,2 cm, Londres, The Royal Collection.
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L’exposition « Turner et ses peintres », qui vient d’ouvrir ses portes à Paris, aux Galeries
nationales du Grand Palais où elle demeurera jusqu’au 24 mai 2010, sera sans aucun doute un des événements majeurs du printemps pour les amateurs d’art. Elle offre non seulement l’occasion,
ainsi qu’en attestent ses premières réactions, à une large partie du public français, souvent peu enclin à s’intéresser aux expressions artistiques d’outre-Manche, de se rendre compte de la
place essentielle qu’occupe Joseph Mallord William Turner (1775-1851) dans l’histoire de la peinture occidentale, mais également, à la faveur du jeu de pistes et de miroirs qui sert de fil
rouge à cette manifestation, de porter un regard neuf sur les artistes, passés ou contemporains, qui l’ont inspiré.
La légende raconte que Turner fondit un jour en larmes devant une toile de Claude Gellée, que la postérité
désigne surtout comme Claude Le Lorrain. Si rien ne confirme cette anecdote, la conscience de la dette du peintre britannique envers son prédécesseur était si vive qu’il exigea de la National
Gallery que deux de ses toiles (Didon
construisant Carthage, 1815, et Soleil se levant à travers la brume, avant 1807 - cliquez sur le titre pour y accéder) qu’il lui léguait fussent accrochées entre L’embarquement de la reine de Saba et le Paysage avec le mariage d’Isaac et Rebecca (tous deux
peints en 1648, cliquez sur le titre pour y accéder) de son glorieux aîné. Turner réaffirmait ainsi aux yeux de tous une filiation dont la légitimité avait pu paraître mise à mal par les
tableaux à la manière plus aventureuse de sa dernière période.
Le parcours de Claude Gellée (portrait gravé ci-contre), né à Chamagne, petit village du diocèse de Toul, est suffisamment connu pour que
l’on ne s’y arrête qu’un instant. Né dans les premières années du XVIIe siècle dans une famille très humble, il gagne Rome à l’âge de 13 ou 14 ans. À l’exception d’un séjour
napolitain vers 1619-1620, où l’on pense, à mon avis avec raison si l’on considère certaines similitudes dans leur traitement de la lumière, qu’il a pu étudier auprès du peintre d’origine
allemande Goffredo (Gottfried) Wals (c.1595-1638 ?, une de ses œuvres figure en tête du paragraphe suivant), et d’une tentative d’installation à Nancy en 1625-1626, il fit toute sa
carrière dans la Ville éternelle, où il mourut en novembre 1682. Il y fréquenta l’atelier d’Agostino Tassi (c.1578-1644), demeuré surtout célèbre, jusqu’à un passé récent, pour avoir été accusé
du viol d’Artemisia Gentileschi ; son maître lui transmit son goût pour l’architecture ainsi que son admiration pour l’œuvre de Paul Bril (c.1554-1626), un anversois installé à Rome,
particulièrement expert dans l’art des paysages composés. Le succès de celui qu’on ne désignait plus que par son surnom de Lorrain fut rapidement tel qu’il se vit contraint de tenir, dès 1636,
un inventaire de ses œuvres (le Liber veritatis conservé au British Museum de Londres) afin de contrer les entreprises des faussaires. A partir des années 1640, ses prix devinrent si
élevés que seuls les riches amateurs pouvaient s’offrir ses toiles, mais, comme nous allons le voir, ce n’est pas forcément dans son pays que sa manière fut la plus goûtée et connut une
véritable postérité.
Pour le spectateur moderne, en effet, la place éminente qu’occupent les œuvres du Lorrain dans la peinture du
XVIIe siècle tient de l’évidence. Il n’en a cependant pas toujours été ainsi, particulièrement en France, où, vers la fin de sa vie, sa production était regardée avec une certaine
condescendance, du fait de la position mineure, à peine plus favorable que celle de la nature morte, qu’occupait le paysage dans la hiérarchie des genres, codifiée par André Félibien
(1619-1695) dans la préface de ses Conférences de l’Académie royale de peinture et de sculpture pendant l’année 1667 (Paris, Frédéric Léonard, 1669). Il n’est peut-être pas inutile de
rapporter, à ce propos, le jugement de Denis Diderot dans son Salon de 1763, qui montre qu’en pleine période des Lumières, les hiérarchies du siècle précédent conservaient leur pleine
emprise, y compris sur les esprits les plus éclairés : « (…) Vernet [Claude Joseph, 1714-1789, célèbre pour ses marines] montre bien une autre tête, un autre talent que Le Lorrain,
par la multitude incroyable d’actions, d’objets et de scènes particulières. L’un est un paysagiste ; l’autre un peintre d’histoire, et de la première force, dans toutes les parties de la
peinture. » En Angleterre, où la subordination des arts au politique ou au religieux était, contexte historique oblige, bien moindre, un tel mépris envers les peintres paysagistes n’avait
pas cours. Depuis la fin du XVIIe siècle, les collectionneurs se disputaient les tableaux du Lorrain et Joshua Reynolds, premier président de la Royal Academy of Arts, n’hésitait
pas, dans ses Conférences contemporaines des Salons de Diderot, à placer les œuvres de Claude devant celles des grands spécialistes de la peinture de paysage qu’étaient les
Flamands et les Hollandais. Il était donc tout naturel que les jeunes artistes désireux de s’illustrer dans le genre du paysage se trouvassent un jour confrontés au modèle absolu que
constituait alors Le Lorrain, chacun avec sa réponse personnelle ; aucun autre peintre que Turner n’est allé aussi loin dans l’assimilation de son langage, qu’il a fini par dépasser en se
frayant son propre chemin.
Contrairement à bien des œuvres du même type, qu’elles soient signées par Claude, Poussin ou d’autres, la Campagne romaine vue de Tivoli autour de laquelle
j’ai brodé ces lignes ne contient aucune allusion biblique ou mythologique qui lui serve de justification ou de prétexte. En dehors des bergers qui se situent dans le léger contre-jour du
premier plan (un trait habituel chez Claude) et sont à la fois une manière d’échelle de et un point d’entrée dans la scène, le propos de cette toile, exécutée pour le maître des Comptes et
amateur d’art parisien Michel Passart (1611/12-1692), également commanditaire de Poussin, se résume à une contemplation sereine du paysage, qui occupe la presque totalité de l’espace pictural.
Le regard du spectateur, suivant le cours d’une rivière tumultueuse, passe entre les deux à-pics pour déboucher sur une vaste étendue vallonnée et boisée, à l’horizon de laquelle on devine,
noyée dans la lumière du couchant et les brumes qui montent de la terre, la silhouette du dôme de Saint-Pierre de Rome. De façon assez inhabituelle, la description du site qu’offre Claude, qui
avait l’habitude de recomposer les paysages selon sa propre fantaisie en juxtaposant des éléments tirés de ses innombrables croquis, est assez fidèle à ce que l’on pourrait, aujourd’hui encore,
observer de la Via Quintilio Varo, au-dessus de la ville de Tivoli, si l’on excepte, entre autres, l’exclusion du temple rond de la Sibylle qui aurait dû apparaître à l’extrême gauche de la
scène. Mais ce n’est pas la précision du rendu topographique qui a retenu l’attention du peintre, mais bien les ressources poétiques, qu’il a été un des premiers à exploiter, dont peut être
porteuse l’atmosphère qui baigne les dernières heures du jour, à la luminosité à la fois dense et diffuse, qui caresse et transfigure les formes sans néanmoins les dissoudre – nous sommes, ne
l’oublions pas, à une période de l’histoire de l’art où le classicisme, avec ce qu’il exige de rigueur et de netteté, est dominant. Le sujet, en soi banal à l’époque, si on en juge par le
nombre d’artistes, particulièrement du Nord, qui ont immortalisé les paysages des environs de Tivoli, est totalement transfiguré par la science de la lumière, utilisée à la fois comme élément
de théâtralisation (par le clair-obscur) et d’unification du tableau.
Prenant le contrepied des codes de la peinture d’histoire, qui réservaient l’éclairage le plus vif au premier
plan du tableau, Le Lorrain guide l’œil du spectateur vers le lointain, vers l’infini, donnant à ses paysages une immense respiration dans laquelle on peut voir une sorte de préfiguration de
la notion de Sublime qui sera un des chevaux de bataille du romantisme. Turner en Angleterre, comme Caspar David Friedrich (1774-1840) en Allemagne, n’oublieront pas sa leçon.
Accompagnement musical :
Johannes Hieronymus KAPSBERGER (c.1580-1651), Libro quarto d’intavolatura di chitarrone (Rome,
1640) :
1. Toccata prima
2. Canzone prima
Rolf Lislevand, théorbe.
Guido Morini, orgue & clavecin.
Lorentz Duftschmid, violone.
1 CD Astrée AS 128515. Indisponible.
Illustrations complémentaires :
Gottfried [Goffredo] Wals (Cologne, c.1595-Rome, 1638), Chemin de campagne près d’une maison, années
1620. Huile sur cuivre, 23,5 cm de diamètre, Fort Worth (Texas), Kimbell Art Museum [cliquez sur l’image pour l’agrandir].
Claude Gellée, dit Le Lorrain, Autoportrait, 1650. Gravure sur cuivre, Paris, Musée du
Louvre.