Les racines du mal sont profondes.

Publié le 27 février 2010 par Perce-Neige

Avant de devoir reléguer – vous savez ce que c’est… - « La ballade de l’impossible », de l’immense écrivain Murakami, quelque part sur une étagère, déjà pas mal encombrée, je vous en livre un dernier extrait. Je ne sais dire si ce qui m’a le plus troublé, à la lecture de cet extraordinaire roman, touchait à la manière dont le récit se structure et les personnages se répondent, parfois même sans se connaître, ou bien à l’apparente simplicité du discours qui conduit à rendre un effet de réel tout à fait saisissant. Il m’est arrivé, sincèrement, d’oublier que je lisais un texte de fiction. Cet extrait, donc : « Tout en parlant, Naoko, inconsciemment, dépouillait du bout des doigts l'épi de susuki qui s'éparpillait au vent. Quand elle eut terminé, elle s'en servit comme d'une ficelle, l'entourant autour de ses doigts. « C'est moi qui ai découvert ma sœur quand elle est morte, continua-t-elle. C'était l'automne, et j'étais en dernière année d'école primaire. Novembre. Un jour morne et sombre, il pleuvait. Elle était en terminale. Quand je suis rentrée de ma leçon de piano, il était six heures et demie et ma mère, qui était dans la cuisine, m'a demandé d'aller la chercher pour dîner. Je suis montée au premier étage, j'ai frappé à la porte de sa chambre et je lui ai crié qu'on dînait. Mais je n'ai pas eu de réponse, tout était étrangement calme. J'ai trouvé cela bizarre, j'ai frappé une seconde fois, et j'ai ouvert doucement la porte. Je croyais qu'elle dormait. Mais elle ne dormait pas. Elle était debout près de la fenêtre, la tête légèrement penchée, regardant obstinément dehors. On aurait dit qu'elle était plongée dans ses pensées. La pièce était sombre, la lampe n'était pas allumée, et je ne voyais que très vaguement. Je lui ai demandé ce qu'elle faisait, et je lui ai dit de venir dîner. Mais je me suis aussitôt aperçue qu'elle était plus grande que d'habitude. Cela m'a semblé curieux, je me suis demandé ce qui se passait. J'ai pensé qu'elle avait peut-être mis des talons hauts ou qu'elle était grimpée sur quelque chose, et c'est quand je me suis approchée pour lui parler que j'ai enfin compris. Il y avait une corde autour de son cou. La corde pendait du plafond, et tu ne peux pas imaginer comme elle était droite, on aurait dit qu'une ligne avait été tracée à la règle dans l'espace. Elle portait un chemisier blanc tout simple, un peu comme celui que je porte aujourd'hui, une jupe grise, et ses pieds étaient étirés et droits comme si elle faisait des pointes, tandis qu'entre le bout de ses pieds et le sol il n'y avait pas plus de vingt centimètres. J'ai vu tout cela en détail, tu sais. Même son visage. J'ai vu aussi son visage. Je n'ai pas pu faire autrement. J'ai pensé qu'il fallait aller tout de suite le dire à ma mère, qu'il fallait crier. Mais mon corps ne voulait pas m'obéir. Il évoluait en dehors de ma conscience. Alors que ma conscience aurait voulu que je me précipite aussitôt en bas, mon corps a pris la liberté d'essayer de libérer ma sœur de sa corde. Mais, bien sûr, un enfant n'a pas la force de faire ce travail, et je crois que je suis bien restée cinq ou six minutes ainsi, à ne penser à rien, victime d'une absence. Je ne savais plus du tout où j'étais. J'avais l'impression que quelque chose était mort en moi. Je suis restée là, avec ma sœur, jusqu'à ce que ma mère arrive pour me demander ce que je faisais. Dans cet endroit sombre et froid... » Naoko hocha la tête. « Et pendant trois jours, j'ai été incapable de parler. J'étais comme une morte dans mon lit, immobile, les yeux ouverts. Je ne savais plus du tout où j'en étais. (Naoko se colla à mon bras.) Je te l'ai écrit dans ma lettre, n'est-ce pas, que j'étais un être beaucoup plus incomplet que tu ne pouvais le penser ? Je suis beaucoup plus atteinte que tu ne le crois, et les racines du mal sont profondes. Alors, si tu peux aller de l'avant, je voudrais que tu le fasses tout seul. Sans m'attendre. Si tu veux coucher avec d'autres filles, fais-le. Ne te préoccupe pas de moi, fais tout ce que tu as envie de faire. Sinon, je risque de t'entraîner, et ça, quoi qu'il arrive, je ne le veux pas. Je ne veux pas être un obstacle à ta vie. Je ne veux être un obstacle dans la vie de personne. Comme je te l'ai dit tout à l'heure, viens me voir de temps en temps, et ne m'oublie jamais. C'est tout ce que je désire. - Mais mon désir à moi, ce n'est pas uniquement ça. - Tu es en train de gaspiller ta vie à cause de moi. - Je ne gaspille rien du tout. - Mais il se peut que je ne guérisse jamais. Tu veux m'attendre quand même? Tu peux m'attendre pendant dix ou vingt ans ? - Tu as trop peur, lui dis-je. De l'ombre, des cauchemars, des morts. Tu dois oublier tout cela, et je suis sûr que tu guériras. - Si c'est possible d'oublier, dit-elle en secouant la tête. »