Ce matin la vision d'un corbeau renversé par le vent me ramène presque quarante ans en arrière.
Douze novembre 1970, c'est un jeudi après-midi, je suis à Collombey. L'ancêtre de mon corbeau du matin est là à ma descente du car. Il se bat contre le ciel. C'est même la première chose que je vois. Quel ciel ! Avalé par un vent qui souffle en rafales brèves, saccadées, terribles. Quel patelin !
Devant moi, il y a un type qui pleure, un noir, entouré par deux noirs. J'apprendrai plus tard qu'il s'appelle Bokassa. Qu'il appelle celui qu'on est venu enterrer "papa". D'autres aussi dans la foule, plein, qui pleurent ou qui se mouchent.
L'E.B.R. passe au ralenti devant nous, dans un boucan du tonnerre, tu m'étonnes, douze cylindres à plat, 200 cv, la bête peut rouler à 100 à l'heure sur des labours avec son canon de 90... Bon, sur celui-là, y'a pas de tourelle et le cercueil est ficelé dessus. "Il" passe, mais ne va pas aller bien loin. Quelques dizaines de mètres, puis le trou, le caveau plutôt. C'est tout.
Je me caille, ma capote me protège que dalle. Qu'est-ce que j'ai froid, ce vent glacé ! Je surveille Saturnin du coin de l'oeil, il n'est pas loin. Lui aussi a un grand mouchoir entre ses doigts. C'est le deuxième noir que je vois se moucher en pleurant. Saturnin Griffith et moi on est venu convoyer les "Compagnons" du défunt. Honneur, nous sommes les deux seuls de l'armée française, un vieil adjudant-chef et un jeune maréchal-des-logis. Obsèques intimes. Il ne voullait personne chez lui. Sauf quelques rares, et "ses" Compagnons. Griffith est gaulliste sans nul doute, je ne lui demanderai pas du reste. En ce temps-là, se taire était recommandé dans l'armée.
Il avait fait "la" guerre et celles d'après, Saturnin, et il aimait le Général, ça se voyait. C'était bien un "mouton noir" si j'ose dire, car dans l'armée, à l'époque, 99 % des sous-officiers & officiers haïssaient de Gaulle, mais n'en faisait pas étalage, ça va de soi. Gare aux branlées tombant de la hiérarchie autrement ! Même sa médaille était haïe, la "bleue", appelée aussi "la médaille à de Gaulle", je veux parler de l'Ordre national du mérite. Les militaires ne pouvaient pas piffrer cette médaille. Mépris total pour celui qui l'arborait.
Faut dire qu'à leur décharge, aussi bourrins soient-ils, ils n'avaient jamais pu encaisser le déshonneur, l'abandon au massacre de leurs frères supplétifs viets, harkis, les fusillés aussi, les Bastien-Thiry, les Degueldre, ceux du 1er REP, ceux qui chantaient "Non, rien de rien," dans les camions qui les emmenaient au fort de Vincennes... Le militaire de carrière de ce temps-là avait le sens de l'honneur, de la camaraderie entre frères d'armes et de galère, envoyés au casse-pipe par des politiques versatiles, par des mecs indignes, comme ils disaient...
Saturnin avait la "bleue", plus pas mal d'autres, le poitrail couvert, comme un maréchal russe. L'avait dû être un rude dans les assauts. Il était originaire de Guyane. Très noir, très gentil avec moi, il m'avait à la bonne. Il aimait les jeunes. Dans les "pots" certains persiflaient un peu à son contact, mais ils n'en faisaient pas trop. Le lascar avait de la répartie, je l'ai entendu dire à un ancien adjudant-chef para, comme lui, qu'il fallait qu'il fasse gaffe de lui car "mon grand-père a bouffé le tien, alors..." c'était, vous vous en doutez un "alors" plein de sous entendus. J'aimais son rire. Tonitruant ! Il pouvait rire si fort quelque fois qu'il en aurait fait péter une vitre...
Tout "ça" remonte à cause de ce corbeau qu'une bourrasque de vent a retourné comme une crêpe, plein ciel ce matin, sur ma colline de Chalosse, 9h30, samedi 27 février 2010, ça caille presque autant ici dans ce coin des Landes ce matin qu'en Haute-Marne, il y a quarante ans...