Peu nombreux sont les grands marchands d’art qui auront véritablement marqué le XXe siècle. On pense, naturellement, à Paul Durand-Ruel et Daniel-Henry Kahnweiler. Un troisième nom émerge, celui du Suisse Ernst Beyeler qui vient de s’éteindre le 25 février dernier à l’âge de 89 ans. Ce nom, bien connu du monde de l’art, l’est aussi du public, car l’homme avait dépassé les dimensions du galeriste et du collectionneur depuis qu’il avait créé, avec sa femme Hildy, la fondation qui porte son nom, et construit à Riehen, dans la banlieue de Bâle, un musée qui compte parmi les plus intéressants d’Europe, par la qualité exceptionnelle des œuvres exposées.
Riche destin que celui d’Ernst Beyeler, né à Bâle en 1921, qui étudia l’économie et l’histoire de l’art à l’université de sa ville d’origine. Comme beaucoup d’autres, il aurait pu mener une carrière classique d’homme d’affaires s’il n’était devenu, parallèlement à son cursus, le collaborateur du célèbre libraire antiquaire Oskar Schloss dont il reprit la boutique après son décès, en 1945. Dès le début des années 1950, il donna à son activité une impulsion décisive, en multipliant les expositions consacrées à l’art moderne. Comme Durand-Ruel, qui avait eu la finesse de s’intéresser aux Impressionnistes dès leurs débuts, comme Kahnweiler, qui comprit tout l’intérêt du Cubisme alors même que ce mouvement ne soulevait que les sarcasmes de la presse, Beyeler avait ce qu’en termes de métier on appelle du flair, cette curieuse alchimie qui distingue les grands marchands, où se mêlent la justesse du goût, l’intuition et le sens des affaires, un flair qui lui permit de s’intéresser à l’art moderne et contemporain. On estime à 16.000 les œuvres d’art qui passèrent entre ses mains en l’espace de 50 ans, dont bon nombre de pièces majeures.
Parmi ses coups de maître, l’acquisition d’une partie de la collection Thompson de Pittsburg est déjà inscrite dans la légende : 100 œuvres de Paul Klee, 340 œuvres de Braque, Cézanne, Léger, Matisse, Miro, Mondrian, Monet et Picasso avec, pour couronner le tout, 80 de Giacometti ! Une réunion qui ferait rêver tout collectionneur et devait lui donner les moyens de développer son activité en surfant sur la vague prospère d’un marché en pleine expansion. Deux autres temps forts devaient marquer sa vie : sa rencontre avec Picasso qui, en 1966, lui offrit de choisir parmi son propre fonds 26 œuvres et, en 1972, lorsqu’il acheta à Nina Kandinsky une centaine de toiles et dessins.
Pour autant, Ernst Beyeler, homme de rigueur et de passion, mais aussi charismatique, ne limitait pas son activité au commerce de l’art. Cofondateur, en 1971, de la Foire internationale d’art de Bale, il organisait des expositions, se constituait une collection personnelle qui compte parmi les plus importantes de Suisse et créa pour l’y transférer, en 1982, sa propre fondation. Ses efforts furent couronnés en 1997, lors de l’inauguration d’un espace muséal unique en Europe qui abrite, dans un bâtiment étonnant et lumineux, dû à l’architecte Renzo Piano, environ 200 œuvres d’artistes parmi les plus représentatifs de l’art moderne et des objets d’arts premiers, auxquels il faut bien sûr ajouter des expositions temporaires annuelles consacrées notamment dans le passé à Jasper Johns, Kandinsky, Christo, Cézanne, Warhol, Rothko, Monet et Picasso. J’aurai l’occasion de revenir sur ce musée et l’exposition dédiée à Henri Rousseau qui vient de s’y ouvrir dans de prochaines chroniques.
Face au marché de l’art actuel, où le goût de la spéculation et des modes éphémères l’emporte souvent sur la passion, Ernst Beyeler faisait figure d’exception. Il n’est qu’à voir comment il définissait le procédé complexe de l’accrochage des œuvres, plutôt négligé dans les muséographies d’aujourd’hui, mais que l’on retrouve au plus haut niveau de perfection sur les murs de sa fondation : « un tableau doit avoir la place de respirer, cela s’oppose à une tendance actuelle chez de jeunes conservateurs qui cherchent la vérité historique avant la vérité esthétique. Ils accrochent pêle-mêle les chefs-d’œuvre et les petits maîtres […] trop de médiocrité tue la qualité. »
Illustration : Ernst Beyeler, Photo J. Isler, © Fondation Beyeler.